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Archives 2001-2002

L'écrivain dans l'histoire, séminaire du CERIEL 2001-2002

Bilan par Timothée Picard (Université Marc Bloch)


Comment concilier l’engagement de l’homme et l’intégrité de l’écrivain, de quelles façons rendre compte de son époque sans que l’écriture, apologétique, neutre, ou inquisitrice, ne soit soumise à l’événement, comment montrer qu’Histoire et Littérature n’entretiennent pas nécessairement une relation de stricte opposition, telles sont les questions auxquelles le séminaire a tenté de répondre durant l’année 2001-2002.

Il apparaît tout d'abord que la visée programmatique propre à l’œuvre engagée, celle dont le discours se doit d’être le plus directement communicable, entre nécessairement en conflit avec deux constantes de la littérature : d’une part, la nature intrinsèquement polyphonique de l’écriture littéraire, rétive à toute entreprise de simplification et d’univocité ; d’autre part, le caractère visionnaire de l’écrivain, toujours prompt à ressurgir, et qui a pour effet de restituer une cohérence interne à l’éclatement du sens dans le factuel.

C’est ce qui ressort d’une lecture du roman Les Cloches de Bâle de L. Aragon (Corinne Grenouillet, Strasbourg), dans laquelle il a été conjointement mis en lumière, que malgré sa transparence, « l’allégorie de l’ouvrier clairvoyant » peinait à prendre chair, et que le monologisme limpide qui doit être en théorie celui du roman à thèse, ne pouvait dans la pratique parvenir au lecteur que « brouillé ».

C’est également ce qui a pu être dégagé des discours politiques de V. Hugo (Actes et paroles) dans les années 1848-1851 (Gisèle Séginger, Strasbourg II), textes par excellence tributaires de l’événement, mais qui révèlent néanmoins une pensée du temps et de la politique dont la logique oriente son évolution politique et informe aussi l’œuvre littéraire d’après l’exil. Ils témoignent surtout du statut que Hugo reconnaît à l’écrivain. Le progrès de l’histoire se fait bien mieux par des lois, des idées, que par la violence, les véritables actes sont donc des paroles, et le poète peut être glorieux dans - et par – l’exil dont il fait une arme contre l’usurpateur. Ethique, philosophie de l’histoire et foi entretiennent des rapports complexes dans la pensée de Hugo dont témoigne, dans les discours comme dans les oeuvres, une continuelle hésitation entre deux paradigmes : le progrès et la providence.

Le Zola de La Débâcle (Eléonore Roy-Reverzy, Strasbourg) s’apparente à ce type de configuration. Le pacte naturaliste originel de l’ouvrage, qui était d’apporter le dénouement de l’histoire sociale des Rougon-Macquart en dénonçant d’une part les travers de l’écriture épique propre au roman historique traditionnel, d’autre part les valeurs qui lui sont attachées, se voit peu à peu contaminé par un discours darwinien érigé en vision philosophique, par un réseau de références mythologiques et religieuses particulièrement resserré. L’entreprise première de démystification au moyen d’une représentation carnavalesque de l’histoire verse à son tour dans l’allégorie, dans laquelle la conception cyclique du temps, celle de l’écrivain laboureur, et la réécriture du mythe de Caïn, permettent, en renvoyant à l’origine, de mieux comprendre l’avenir.

Bien qu’apparemment mise en veilleuse par la pression du moment, que celle-ci soit assumée ou subie, ce qui fait le propre de la littérature peut ainsi, à mi-parcours, revenir en force et, l’œuvre perdant en clarté ce qu’elle gagne en chair et en vie, prendre sa revanche sur l’histoire, palliant éventuellement ses carences et ses échecs.

A l’inverse, lorsque l’écrivain pratique, avec violence ou sérénité, une éthique de la distance et cherche à préserver l’autonomie de son écriture, c’est cette imperméabilité, ce détachement qui sont remis en cause –que le présent oblige malgré tout l’écrivain à sortir de sa retraite, ou que l’histoire apparaisse de façon indirecte là où on l’attendrait le moins.

L’attitude de T. Gautier (Sarah Mombert, ENS de Lyon) illustre à merveille le paradoxe d’un auteur qui peut être un grand écrivain du temps présent sans pour autant lui consacrer une ligne explicite. Parce que l’histoire a été cruelle envers Gautier en l’ayant contraint à faire de son activité une pratique alimentaire, celui-ci refuse en effet de compromettre la muse authentique en la pliant aux événements. L’entreprise de miniaturisation d’Emaux et Camées, la littérature Louis-treizième du Capitaine Fracasse et surtout l’esthétisation de l’histoire propre aux Tableaux de siège et aux derniers poèmes disent bien que l’histoire est impropre à créer une beauté et qu’il faut lui opposer, pour perdurer, une œuvre qui vise l’éternité.

L’œuvre de M. Barrès Les Déracinés ne prône pas une éthique du désengagement, bien au contraire (Jean-Michel Wittman, Metz), mais l’histoire vraie n’est peut-être pas là où son auteur a voulu la placer. Parce qu’en appelant la nation au sursaut énergique salutaire Barrès s’érige non « dans » mais « contre » l’histoire contemporaine dont il dénonce les ferments décadents, parce que surtout son roman engage un dialogue non pas avec ses contemporains mais avec une écriture de l’histoire héritée de ses maîtres Balzac et Michelet, et qu’enfin l’œuvre a été récupérée par une réception qui l’inscrit dans un débat postérieur à son écriture, l’histoire, bien qu’omniprésente dans le roman, ne se trouve au bout du compte sous sa forme essentielle qu’à la périphérie du texte. L’histoire assumée, explicite, celle dont Barrès voulait faire le centre de son œuvre, tient en effet davantage de l’étude sociologique et de la fiche naturaliste que d’une véritable écriture de l’histoire. Barrès accomplit néanmoins dans la suite du Roman de l’Energie nationale la synthèse des deux attitudes que l’écrivain peut adopter face à l’histoire, action ou contemplation, en dépeignant une « transfiguration » qui permettrait au « je » égotiste de se fondre dans le collectif.

La relation dialectique entre histoire et littérature peut trouver une sorte de dépassement dans ce constat étonnant que l’histoire dans la fiction, au besoin par une légère distorsion des faits avérés, est en mesure de dire davantage la « vérité » de l’histoire telle que perçue par l’individu, que ne le ferait la simple restitution du fait observé. C’est ce que l’on constate grâce à l’analyse de la réécriture successive par R. Char de l’actuel fragment 138 des Feuillets d’Hypnos (Patrick Werly, Strasbourg II). La disparition progressive de toute référence précise, notamment au jeune poète résistant assassiné Roger Bernard, parachève sur le plan poétique le destin avorté qui fut le sien, en conférant un sens à sa mort, sens qui transcende l’angoisse dans le combat historique. Ainsi, la poésie calque au mieux l’histoire éparse, atomisée, en lui donnant une image positive, celle de la « constellation », à la fois créatrice et porteuse de vérité.

Parce que l’histoire dans la littérature rencontre souvent la philosophie de l’histoire –la mise en « histoire » littéraire restituant un sens, c'est-à-dire signification et direction, à ce qyu est épars dans le temps-, il était normal que la littérature, souvent incitée par l’urgence des événements, prenne position par rapport aux différentes manifestations de cette philosophie de l’histoire (providentialisme, téléologie, messianisme,…), soit en les prenant à charge, soit en les combattant.

Pour des raisons historiques évidentes lorsque l’on connaît l’histoire de la Pologne au XIXe siècle, l’époque du drame romantique (Michel Maslowski, Nancy), représenté par Mickiewicz, Słowacki, Krasinski ou Norwid, est un moment où la philosophie de l’histoire se mêle de plus en plus à la littérature, sous un aspect à la fois messianique (c’est le peuple dans sa relation avec le héros qui est le sujet principal), et eschatologique (avec comme constante, la lutte entre la figure du diable et celle du Christ, lutte dont l’enjeu est le salut collectif). Ce paradigme, qui prône la réalisation terrestre d’universaux éthiques, trouve des échos directs jusque dans la littérature polonaise la plus contemporaine.

A l’inverse, A. Camus (P.-L. Rey, Paris III) est conforté dans sa méfiance à l’égard de l’histoire par le spectacle des effets désastreux que peuvent avoir les philosophies de l’histoire lorsqu’au XXe siècle elles se concrétisent, lorsque l’histoire devient à son tour objet d’idolâtrie. De tout cela, son œuvre se fait l’écho. Homme de l’entre-deux constructif, mais ayant toujours la nostalgie d’un hellénisme pré-chrétien, il fait le procès de toutes les systématisations rigides auquel le XXe siècle a plié l’histoire, et construit hors d’elles son parcours personnel, parcours littéraire qui permet à chaque homme, éprouvant l’absurde, la révolte puis l’amour, d’être à nouveau le « premier homme ».

Enfin, toutes ces interventions ont fait apparaître dans la relation que l’écrivain entretient avec l’histoire, la prééminence du « regard », et le fait que ce regard est indissociable d’une idée que l’écrivain se fait de sa mission. L’exil de l’écrivain est ainsi pour Hugo comme pour Madame de Staël (Florence Lotterie, Strasbourg II) l’occasion d’agencer une vision panoramique et surplombante de l’histoire, où se donne à lire, pour la collectivité, la promesse difficile à concrétiser d’un bonheur cependant possible. Si les lendemains de révolution s’avèrent décevants, la littérature aura au moins eu le mérite d’exercer une fonction thérapeutique, consolatrice, et de substituer à l’histoire indéchiffrable une logique et une lisibilité d’un autre ordre.

C’est cependant contre les travers possibles d’une histoire pratiquée selon des canons proprement littéraires, histoire mystificatrice et pernicieuse que ne manqueraient pas de réutiliser à leur profit idéologues et politiques, que P. Valéry met en garde (Yves Delègue, Strasbourg II) lorsque dénonçant la notion de « fait historique », la nature romanesque du récit historique telle que pratiquée par Michelet, il définit l’histoire comme « le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré ». En conformité avec sa conception de la mémoire et du temps, l’histoire qu’il imagine à la façon de ses contemporains L. Febvre ou M. Bloch, doit être résolument tournée vers le présent et s’appuyer sur lui, et ainsi échapper aux risques des mises en perspectives cavalières et illusoires.

Il s’avère en effet que ce qui fait la force de la littérature quand elle s’attache à l’histoire pourrait bien constituer également, pour l’écrivain comme pour l’historien, une importante prise de risque, un leurre aux conséquences historiques néfastes.

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