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Archives 2015-2016

Séminaire 2015-2016 : Mémoires de l'événement

La question de l'événement, de ce qui fait date, est commune à la littérature et à l'histoire. L’événement historique peut être défini comme le surgissement de quelque chose de radicalement nouveau, qui revêt un caractère imprévisible, a la capacité à bouleverser le monde dans lequel il survient, et affecte un grand nombre de personnes. Mais il doit aussi être défini par sa propagation, dans la presse comme dans la littérature au sens large (Michel Winock, « Qu’est-ce qu’un événement ? », L’Histoire, n° 268, 2002). C’est dans la mesure où l’événement retentit dans le présent de multiples sujets et se traduit par des mises en discours (qu’elles soient littéraires ou non) qu’il devient autre chose qu’un simple fait anecdotique. L’Affaire Dreyfus en est un bon exemple, devenue « événement » par sa diffusion dans la presse, puis par ses figurations dans la littérature (chez Zola, Proust ou Aragon), soit dans des transpositions (Vérité de Zola transpose l'Affaire sur fond de guerre scolaire et remplace l'accusation d'espionnage par un crime d'enfants), soit  comme un fait capital de l'entre deux siècles. L’événement est dès lors construit (et peut être appréhendé) par les discours qui sont tenus sur lui, par les traces mémorielles et discursives qu’il laisse, suivant la proximité ou l'éloignement qui détermine des représentations plus ou moins élaborées.

La littérature, au même titre que l’histoire, donne sens à l’événement en le parlant : elle sait aussi voir (et faire voir) l'événement dans un fait passé inaperçu ou jugé sans importance. Elle identifie et pointe, pour le dégager du flux ordinaire du factuel, ce qui fait sens.

Dans le prolongement du séminaire 2014-2015 consacré au savoir historique de la littérature, le séminaire 2015-2016 s'intéressera à la mémoire/aux mémoires de l'événement.

Programme du séminaire

Conférences sur la mémoire de l'événement

• Jeudi 5 novembre 2015, Virginie Brinker, MCF en llittératures francophones à l'Université de Bourgogne, « Entre « style iconique » et « survoyance », place et enjeux de la littérature vis-à-vis de la construction et de la transmission mémorielles, dans une société de l’image. L’exemple des œuvres de fiction sur le génocide des Tutsi au Rwanda. »

Le génocide des Tutsi du Rwanda est devenu, en une vingtaine d’années, un véritable objet de création littéraire et cinématographique, et le centre d’œuvres qui construisent, perpétuent mais aussi questionnent sans fin sa mémoire. En effet, du fait de la forte médiatisation de l’événement au moment même de sa perpétration, une « mémoire de tous », protéiforme et révélatrice d’un certain nombre d’enjeux contemporains a pu se constituer et « pré-former » les cadres collectifs de sa représentation, de sorte que les images mass-médiatiques diffusées dans les journaux télévisés français et, plus largement, occidentaux, à des heures de grande écoute, fonctionnent souvent dans le corpus comme des déclencheurs de l’écriture. Une écriture qui s’insurge parfois contre elles, les représentations médiatiques de l’époque ayant pu être tronquées, partielles, partiales, conduisant les écrivains à pratiquer d’autres formes de représentations, capables de questionner mais aussi de concurrencer les images diffusées, toujours profondément ancrées dans la mémoire du lectorat, en particulier du lectorat occidental. Peut-on dès lors parler d’un « style iconique » contemporain prenant acte des liens indéfectibles entre l’univers de la littérature et celui des images médiatiques, notamment quand il s’agit de dire l’événement aujourd’hui ? À moins que la littérature n’ait davantage affaire avec le fait de « survoir », selon la formule de Bernard Noël, c’est-à-dire, peut-être, de faire voir ce qui ne se voit pas, au sens de « ce qui devrait être montré », mais aussi et surtout, au sens de nous redonner accès à l’invisible, face au tout-visible médiatique.

Virgine Brinker est l'auteur de La Transmission littéraire et cinématographique du génocide des Tutsi au Rwanda (Classiques Garnier, 2014). Questionnant d'un point de vue éthique et esthétique les rapports que peuvent entretenir la littérature consacrée au génocide au Rwanda et les images médiatiques diffusées en 1994, cet ouvrage contribue à forger une théorie littéraire résolument contemporaine de la transmission.

Lire Virginie Brinker, « Pourquoi des fictions rwandaises ? » dans Africultures.com, 25 juin 2014


• Vendredi 4 décembre 2015, 14 h, Catherine Brun, Professeur en littérature français et théâtre, UMR 7172 THALIM, Université de la Sorbonne nouvelle Paris 3 : « Histoire, ignorances, résurgences, oublis : quel(s) savoir(s) pour quelle(s) mémoire(s) de la guerre d’Algérie ? »

À propos de la guerre d’Algérie, persiste l’idée d’un tabou dont la réalité des témoignages, des traces et relais historiographiques ou mémoriels ne parviennent à avoir raison. Si les lieux et non-lieux de mémoire de cette guerre doivent être circonscrits, il convient donc également d’examiner les processus mémoriels et les conditions de possibilité d’une mémoire partageable. Car la mémoire, pas plus que l’événement, n’est indivisible : les investissements et désinvestissements mémoriels varient selon que les porteurs ou relais de mémoire se trouvent d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée, selon qu’ils sont ou pas contemporains des faits, selon leur affiliation à telle ou telle catégories de perdants de l’histoire : anciens combattants, appelés, harkis, Européens d’Algérie, immigrés d’origine algérienne. Mais affirmer que les revendications mémorielles constituent des revanches sur un passé de mémoires « enkystées » ou effacées ne suffit pas. Car ces exigences sont moins relatives à l’importance du préjudice subi, qu’aux solutions de continuité survenues dans la transmission. Il faudrait alors admettre que ce à quoi nous assistons depuis les années 2000 relève moins d’une guerre des mémoires que d’une confrontation des récits, une bataille des fictions. Alors, il serait inutile d’espérer dénouer les conflits et emporter la conviction par la seule accumulation de savoirs historiques. C’est à analyser la bataille des fictions qu’il faudrait s’atteler pour mettre en dialogue les « incommunicables subjectivités » mémorielles et, peut-être, parvenir à articuler des « mémoires compatibles ».


• Jeudi 14 janvier, 18 h, Laurent Dubreuil, Professeur de littérature, rédacteur en chef de la revue Diacritics, Cornell University, New York : « Futurs anachroniques et constructions événementielles»

En prenant comme point d’appui une réflexion sur le temps et la francophonie, l’auteur argumente en faveur d’un “futur” pour les études francophones qui évite à la fois l’ontologie et l’historicisme. Misant sur les vertus conjuguées de l’anachronisme et de l'événement, il propose, face au donné théorique de notre présent (dans la philosophie, la critique et l’historiographie), la construction d’un mode créateur de lecture. L’essentiel de l’exposé consiste ensuite en une interprétation d’un poème de l’écrivain haïtien Coriolan Ardouin (1812-1836). Ce texte est approché en fonction du déplacement américain du romantisme de langue française. Plusieurs des Fleurs du mal fournissent l’occasion d’une compréhension nouvelle, en altération réciproque, d’Ardouin et Baudelaire. Par le choix d’événements poétiques et interprétatifs rompant avec l’agencement linéaire des temps (mais pas avec leur cours), L. Dubreuil dégage un nouvel “effet papillon” qui touche à la constitution de l’expérience et de la signification d’un “insert francophone” à travers images, textes et pratiques sociales.

Livres de Laurent Dubreuil : L'Empire du langage, colonie et francophonies, Hermann, 2008. Lire la table des matières et la préface.

Génération romantique, Gallimard, coll. "L'Arpenteur", 2014.

 

Après-midi d'études : Sony Labou-Tansi (4 mars 2016)

• Vendredi 4 mars, après-midi d'études consacrées à Sony Labou-Tansi, avec Nicolas Martin-Granel, Greta Rodriguez-Antoniotti (sous réserve), et Julie Peghini à propos de leurs éditions de textes de Sony Labou Tansi.

Qui est Sony Labou Tansi ?

Né en 1947, mort prématurément à Brazzaville le 14 juin 1995, Sony Labou Tansi était une figure de proue de la jeune littérature africaine. Il a laissé derrière lui six romans - tous publiés au Seuil - ainsi que des pièces de théâtre, des poèmes, des essais critiques. Relus aujourd'hui, tous ces textes apparaissent d'une actualité plus que jamais brûlante. Lorsqu'il dénonce la "poudrière incontrôlée" qu'est devenue la planète, ou l'avènement du "grand marché de la misère et du dénuement", et son corollaire, la fabrique d'"un réservoir de terroristes et de désespérés", ses propos s'inscrivent dans l'ici et le maintenant. Debout et libre, Labou Tansi se définissait comme un "proscrit idéologique". Le vingtième anniversaire de sa disparition sera l'occasion, pour Le Seuil, de mettre en avant deux de ses romans majeurs - La vie et demie (1979) et L'anté-peuple (1983) - et de faire connaître le mouvement de sa pensée à travers un recueil de textes pour la plupart introuvables ou inédits, réunis par Greta Rodriguez, spécialiste de son oeuvre. Lire un extrait d'Encre, sueur, salive et sang (Seuil, 2015)

Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang, avant-propos de Kossi Efoui, édition établie par Greta Rodriguez-Antoniotti, septembre 2015.

Encre, sueur, salive et sang

 

Sony Labou Tansi, Poèmes, édition critique coordonnée par Claire Riffard et Nicolas Martin-Granel, en collaboration avec Céline Gahungu, éditions CNRS (1 200 pages).

PoèmesNicolas Martin-Granel et Julie Peghini (éd.),  La Chair et l'idée, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2015.

La chair et l’idée

En savoir plus sur Sony Labou Tansi.

Dieudonné Niangouna participera à la table ronde. Dramaturge et metteur en scène du Kung Fu, il se produit au TNS du 23 février au 6 mars 2016.

Conférences de mars et avril sur la mémoire de l'événement

• Jeudi 10 mars, 2016, 18 h. Corinne Grenouillet, MCF à l'Université de Strasbourg, CERIEL/EA Configurations Littéraires, « La mémoire de l'événement ouvrier dans la littérature contemporaine »

La littérature contemporaine s’intéresse-t-elle à « la mémoire de l’événement ouvrier » ? Les années 2000 constituent un tournant dans la publication de livres relatifs au monde du travail : un changement d’imaginaire se profile dans le roman. Si les « romans d’entreprise » triomphent sur la scène littéraire, les ouvriers d’industrie y sont rarement présents, ces romans privilégiant d’autres secteurs du monde du travail, notamment le tertiaire (informatique, grande distribution, finance, télécommunications, sociétés de conseil, commerce, édition et la presse, multinationales anonymes). Trois genres s’intéressent pourtant encore à un monde ouvrier dévalué et qui, malgré son nombre, a perdu sa centralité dans la société : le récit d’enquête et de collection de la parole ouvrière, le récit de filiation et le roman noir. Certains événements apparaissent alors comme récurrents : la fermeture de l’usine et les mouvements de lutte qui en découlent. Comment la littérature contemporaine s’est-elle emparée de la désindustrialisation qui affecte la France depuis presque quarante ans ? Elle l'interprète moins comme un processus inéluctable que comme une succession d’« événements » qui touchent les individus qui les éprouvent, parce qu’ils ont été licenciés ou tentent de trouver des solutions s'ils vont bientôt l'être. Une partie de la littérature contemporaine entend dès lors se faire le témoin à chaud des fermetures d’usine et des luttes sociales, s’érigeant comme dépositaire – pour l’avenir – de la mémoire des événements ouvriers d’aujourd’hui. La conférence mettra plus particulièrement l’accent sur quelques livres publiés ces dix dernières années :
Bon François, Daewoo, Paris, Minuit, 2004, 295 p.
Castino, Didier, Après le silence, Paris, Liana Lévi, 2015.
Dessaint Pascal, Les Derniers Jours d’un homme, Paris, Rivages/Noir, 2010
Pattieu, Sylvain, Avant de disparaître, chronique de PSA-Aulnay, Plein Jour, 2013, 342 p.
Stibbe Isabelle, Les Maîtres du printemps, Serge Safran éditeur, 2015.

 

 

Livre de Corinne Grenouillet : Usines en textes, écritures au travail : témoigner du travail au tournant du XXIe siècle, Classiques Garnier, 2015.

Écouter "L'écriture du prolétariat", entretien de Corinne Grenouillet avec Antoine Perraud, Tire ta langue,
26 avril 2015

• Vendredi 1er avril 2016, 14 h. Sylvie Servoise, MCF à l'Université du Maine, Labo 3LAM, « "La révolution n'a pas eu lieu" : sur Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa »

La révolution n’a pas eu lieu

« Nous nous verrons demain et tu me diras alors comment le prince de Salina a supporté la révolution.» « Je vous le dis tout de suite, en deux mots : il dit qu’il n’y a eu aucune révolution et que tout continuera comme avant. » (G. Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, partie V)

Si l’événement se définit traditionnellement comme ce qui fait rupture et s’impose comme tel aux individus, frappés, individuellement et collectivement, par ce que Sartre appelait sa « brutale fraîcheur », force est d’admettre que le Risorgimento tel que G. Tomasi di Lampedusa le représente dans Le Guépard (1958) n’en est pas un. On pourrait même dire que l’écrivain sicilien s’est employé à figurer la succession d’événements qui ont mené à l’unification du royaume d’Italie dans la deuxième moitié du XIXe siècle comme des non événements : représentation elliptique et médiatisée de l’histoire ; focalisation sur un personnage qui résiste au changement ; inscription du temps historique dans une temporalité complexe, où il se heurte au temps naturel cyclique, au temps immobile de la Sicile éternelle et au temps long de la tradition aristocratique ; interventions du narrateur qui multiplie les liens entre le Risorgimento et d’autres révolutions antérieures ou ultérieures, politiques ou non… ce sont là quelques-uns des moyens par lesquels l’auteur semble dénier à cette page légendaire de l’histoire italienne son statut d’événement. Pourtant, dans cette saisie littéraire oblique, quelque chose nous est bien dit, peut-être moins du Risorgimento lui-même, comme événement, que de la manière, ou plus exactement des manières, dont les individus perçoivent le changement historique : loin de s’imposer à eux avec la force de l’évidence, il s’inscrit dans un réseau de temporalités multiples, singulières et/ou partagées, donnant lieu à des appréhensions diverses, parfois divergentes. Le roman de Lampedusa nous montre ainsi que l’événement est moins affaire de rupture que l’enjeu d’une constante reconfiguration narrative et la matière de conflits d’interprétation.

• Vendredi 8 avril 2016,  14h. Xavier Bourdenet, Maître de conférences à l'ESPE de Paris,

« Fixer la trace : la difficile textualisation de l'événement "1830" chez Stendhal »

"La révolution de Juillet 1830 est un tournant décisif pour l'homme Stendhal. Lui qui est "tombé avec Napoléon" en 1814 est enfin remis en selle, au point de devenir fonctionnaire du nouveau régime. Il en fait, sur le moment, une date clé de sa pensée du "XIXe siècle" : relance de l'Histoire, l'événement renoue avec le sublime révolutionnaire. Mais son oeuvre romanesque, pourtant vouée à une écriture de l'actuel, peine à intégrer cet événement fondateur : "chronique de 1830", Le Rouge et le Noir efface paradoxalement l'événement, le relègue à ses marges. Les romans qui suivent (Lucien Leuwen et Lamiel notamment) le textualisent peu à peu, mais dans des configurations qui le vident de l'imaginaire héroïque qui avait accompagné son surgissement : Lucien Leuwen, véritable radiographie de la monarchie de Juillet, interroge la nomination même de l'événement où s'origine le régime et restitue les conflits d'interprétation qu'il suscite, mais sans le mettre directement en scène ; Lamiel le narrativise enfin vraiment, dix ans après, mais dans le cadre d'un scénario comique qui en défait la portée historique. Ce sont les enjeux, tant poétiques qu'idéologiques, de cette mémoire progressive et problématique de "1830" qu'on envisagera chez Stendhal, tout particulièrement dans Le Rouge et le Noir."