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Alison Boulanger, « Un processus de dévoilement" : La lecture comme paradigme dans les romans de Joyce (Ulysses), Döblin (Berlin Alexanderplatz), Jahnn (Perrudja) et Broch (Die Schlafwandler) », 674 pages

Thèse présentée et soutenue publiquement le 4 décembre 2003

Sous la direction de M. le Professeur Jean-Pierre MOREL

COMPOSITION DU JURY :

M. le Professeur Jean BESSIÈRE, Professeur à l'Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle

M. le Professeur Yves CHEVREL, Professeur émérite à l'Université de Paris IV-Sorbonne

M. le Professeur Pascal DETHURENS, Professeur à l'Université Marc Bloch-Strasbourg II


Université Paris III-Sorbonne Nouvelle
École doctorale de Littératures Française et Comparée
Année universitaire 2003
Discipline : Littérature Générale et Comparée



L'objet de ce travail est de comparer quatre œuvres qui présentent une caractéristique commune immédiatement évidente : elles ont provoqué la surprise de leurs contemporains par le renouveau radical qu'elles faisaient subir aux formes du roman. Il ne s'agit pas tant d'une rupture avec ce qui les a précédés, mais d'un éclairage nouveau aboutissant à modifier profondément lesconceptions en vigueur. Cela est particulièrement vrai de la première d'entre elles, Ulysses, dont la parution, en 1922, a connu un retentissement sans précédent, et constitue véritablement une césure à partir de laquelle la forme romanesque s'est trouvée radicalement remise en question. De même, Berlin Alexanderplatz, paru en 1929, a immédiatement éveillé l'attention de la critique ; et si Perrudja (1929) et Die Schlafwandler (1931-1932) sont restés cantonnés dans un cercle beaucoup plus restreint, ils ont également été perçus comme des romans "révolutionnaires" poussant l'expérimentation stylistique jusqu'à un point extrême. Ce trait seul suffit à justifier la cohérence du corpus d'un point de vue stylistique et historique ; mais la parenté qui existe entre ces œuvres repose sur des caractéristiques beaucoup plus essentielles. Notre ambition est de mettre cette parenté à jour à travers l'étude de quatre questions successives : la genèse et la réception des œuvres, l'expérimentation sur la forme narrative, la place très particulière qu'elles font à l'intertextualité, et enfin la structure qui les régit.

La réception de ces romans présente deux points saillants : d'une part, Berlin Alexanderplatz, Perrudja et Die Schlafwandler ont été systématiquement comparés à Ulysses ; d'autre part, ces quatre œuvres ont suscité des réactions de rejet parfois violentes en raison de leur contenu, mais plus encore en raison de leur forme, d'une difficulté rebutante selon certains critiques contemporains. L'un et l'autre aspects de leur réception reposent en grande partie sur un malentendu, d'où la nécessité de revenir sur les conditions de leur genèse et de leur parution. C'est là l'objet du premier chapitre. En premier lieu se pose la question d'une éventuelle influence joycienne. Döblin et Jahnn ont eu connaissance, durant la rédaction de leurs œuvres, de la traduction que Goyert avait fait d'Ulysse en 1927, tandis que Broch, pendant la période de travail la plus intense sur le manuscrit de sa trilogie, a fait la découverte de cette traduction dans sa deuxième édition, datant de 1930. Tous trois, à des degrés divers, ont reconnu par la suite avoir une certaine dette par rapport à Joyce, pour revenir parfois sur ces déclarations ; l'évolution de leur attitude face à l'héritage joycien est d'ailleurs bien documentée. On se contente donc de rappeler les étapes essentielles de la genèse des quatre œuvres et de présenter les hypothèses et les controverses que cette question a suscitées, afin de lui donner un éclairage aussi précis que possible.
Une telle étude aboutit simultanément à souligner et à relativiser le rôle joué par Ulysses : la parution de ce roman a certainement joué un rôle catalytique, mais les romans de Döblin, Jahnn et Broch restent essentiellement tributaires d'un cheminement personnel des auteurs. Dans le cas de Döblin, la lecture d'Ulysses (et peut-être également celle du roman de Dos Passos, Manhattan Transfer) a sans doute encouragé l'écrivain à poursuivre et à étendre des expérimentations stylistiques auxquelles il s'était déjà essayé dans certaines de ses œuvres les plus anciennes. En ce qui concerne Jahnn, Joyce et Döblin ont sans doute joué un rôle majeur dans l'expérimentation stylistique ; Perrudja exhibe visiblement l'influence de ces deux écrivains, dans le domaine de la forme narrative d'une part, et dans celui de l'intertextualité de l'autre. Cependant, le style et les préoccupations de ce roman restent profondément individuels et portent de bout en bout la marque de l'auteur. Broch, quant à lui, est celui qui a le plus volontiers reconnu avoir une dette essentielle envers Ulysses, et sa correspondance témoigne de l'importance que la lecture de cette œuvre a revêtue pour lui. Pourtant, sa trilogie paraît stylistiquement plus éloignée du roman de Joyce que ne le sont Berlin Alexanderplatz et Perrudja. Les écrits théoriques de Broch comme sa correspondance laissent entrevoir un rapport très particulier à Joyce, qui lui sert, en quelque sorte, d'outil critique pour définir sa propre vision du roman, et ses propres ambitions en tant qu'écrivain.
L'étude de la genèse et de la réception permet ainsi d'éclairer les liens que les romans entretiennent les uns avec les autres et de clarifier la question de l'influence joycienne ; mais elle permet plus encore de rendre explicites les raisons pour lesquelles cette question n'est pas considérée comme centrale, et de poser les fondements d'une comparaison entre les œuvres. Il s'agit de mettre en relief, non pas tant l'influence de Joyce, mais bien plutôt des convergences profondes entre les quatre écrivains. Leurs méthodes de composition exhibent des traits communs ; leurs commentaires démontrent qu'ils développaient une même réflexion portant sur la forme romanesque et sur ce qu'elle est appelée à réaliser. C'est justement la forme de ces œuvres qui a leur valu leur réputation d'illisibilité. Une grande partie de la critique leur a reproché leur obscurité, leur complexité orchestrée ; aujourd'hui encore, on considère qu'elles sont d'un accès difficile. Or les commentaires des auteurs laissent entendre que la radicalité stylistique ne traduit pas uniquement un désir d'expérimentation formelle, mais répond aux ambitions qu'ils entretiennent pour la forme romanesque. Celle-ci a la charge de faire advenir une connaissance véritable, c'est-à-dire une connaissance qui puisse satisfaire certaines interrogations fondamentales. Cela constitue un autre point commun à ces auteurs ; l'œuvre d'art, loin d'être confinée au domaine de l'esthétique, se justifie au contraire par sa capacité à injecter du sens dans les domaines de l'éthique et de la métaphysique, alors même que la science et la philosophie ont renoncé à ce rôle. La complexité de la forme est une conséquence directe du programme ambitieux que les auteurs revendiquent pour le roman. En corollaire, puisque c'est la forme même qui est chargée de véhiculer le sens, celui-ci, loin d'être donné, nécessite un travail de lecture et d'interprétation. La complexité formelle devient alors, non pas un obstacle à la compréhension du lecteur, mais au contraire le moyen d'associer le lecteur à l'œuvre, d'exiger de lui une démarche interprétative qui fasse advenir le sens. Le deuxième chapitre, par conséquent, se penche sur la forme narrative afin de faire émerger cette association entre complexité formelle, rôle du lecteur et émergence du sens.

Si de nombreux critiques contemporains se sont montrés déconcertés par des techniques narratives perçues comme radicalement nouvelles, d'autres, au contraire, ont mis à jour une véritable continuité entre ces techniques et l'héritage du mouvement réaliste. Pound, pour citer un exemple éminent, considère Joyce comme le successeur de Flaubert, une conviction qu'il n'a cessé de marteler. Selon lui, Joyce n'a fait que poursuivre et étendre les expérimentations auxquelles Flaubert s'était déjà livrées, de sorte que son roman Ulysses doit être lu comme l'aboutissement du roman réaliste. Cette position coïncide avec celle de nombreux critiques qui rattachent ce roman, de même que ceux de Döblin, Jahnn et Broch, à une visée réaliste, tout en mettant à jour une tendance grandissante à "l'intériorisation" de la vision, à la prédominance de la focalisation interne. Les techniques narratives du monologue cité, du monologue narré et du stream of consciousness sont introduites dans le but de subordonner la représentation des faits à l'impression qu'ils produisent sur la conscience du personnage. Cette caractéristique fondamentale dans les quatre romans résulte en une vivacité accrue de la représentation.
Par conséquent, ces caractéristiques stylistiques ont été fréquemment analysées selon des termes émanant d'un courant critique qui développe sa théorie du réalisme sous le patronage d'une définition aristotélicienne (ou réputée telle) de la mimesis. Ce courant critique s'est attaché à mettre en évidence toutes les techniques qui permettent de présenter la scène à travers les yeux du personnage, et qui conduisent, en conséquence, à l'effacement du narrateur. Or ce diagnostic — prédominance de la conscience du personnage et effacement du narrateur —, tout en présentant une validité indéniable, bute contre certains problèmes que l'on s'est attaché à mettre à jour. En corollaire, on constate l'existence d'un certain consensus critique qui considère que, dans ces romans, la forme est subordonnée à la visée mimétique, entièrement orientée vers la représentation du monde. Pound, là encore, en constitue l'exemple le plus révélateur. Ce courant critique s'oppose à celui qui considère au contraire que l'opacité du style contrevient fréquemment à l'idéal d'une prédominance de la scène, et que l'élaboration formelle, dans ces romans, devient un but en soi, éclipsant la visée mimétique.
Il est symptomatique que ces romans aient engendré des positions aussi opposées. L'efficacité mimétique constitue indéniablement une préoccupation fondamentale aux yeux des quatre auteurs, et elle se traduit, dans leurs œuvres, par un effacement relatif du narrateur au profit de techniques qui mettent l'accent sur les perceptions et les réflexions du personnage. Pourtant, la focalisation interne n'est pas uniforme ; au contraire, dans chacune de ces œuvres, le lecteur ne peut qu'être frappé par les écarts faits à cette focalisation. D'une part, la pesée d'une instance hétérodiégétique se fait régulièrement sentir ; d'autre part, le style paraît fréquemment constituer un but en soi plutôt qu'un moyen de représentation efficace. Sa complexité nuit, dans une certaine mesure, à la suspension de l'incrédulité, et tend plutôt à souligner le statut d'artefact de l'œuvre. Or si ces romans rappellent régulièrement au lecteur qu'il est en train de parcourir une œuvre littéraire, amoindrissant ainsi l'effet de réel et la suspension de l'incrédulité, c'est que son activité de lecture participe d'une démarche qui recouvre toutes les formes de la perception et de l'interprétation. Par conséquent, alors même que la présence du narrateur et l'opacité du style diminuent le réalisme intériorisé, ces trois aspects se rattachent à une même réflexion. Le mode de présence du narrateur, l'élaboration stylistique et l'intériorité du personnage contribuent tous trois à souligner la place centrale de la subjectivité (celle du personnage comme celle du lecteur) dans une activité universelle de lecture et d'interprétation des faits. Dans une telle hypothèse, il devient moins urgent de trancher quant à l'effet produit par les techniques narratives et les interventions du narrateur. On peut admettre que le réalisme intérieur, tout en étant présent dans l'œuvre, est limité par nombre d'éléments contraires ; mais surtout, il paraît moins constituer un but en soi, que refléter une interrogation plus vaste sur le rapport de l'individu au monde.

L'attention se porte ensuite sur une autre caractéristique éminente de ces quatre œuvres : une dimension intertextuelle qui se définit essentiellement par son obscurité. Cette affirmation peut surprendre, dans la mesure où ces romans (Ulysses en particulier) sont connus pour présenter un réseau dense d'allusions à Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, Goethe, Ibsen et la Bible, pour ne citer que quelques-unes des principales œuvres convoquées. Ces intertextes, par la fréquence des allusions qui leur sont faites, retiennent indéniablement l'attention, et certains sont appelés à jouer un rôle central (les liens que Joyce met en place entre Ulysses et l'Odyssée sont particulièrement emblématiques de ce rapport privilégié). Néanmoins, la façon dont les auteurs les intègrent à leurs œuvres rend l'identification de la source plus difficile : le montage citationnel, récurrent dans les romans de Joyce et Döblin, l'allusion et la réécriture plus ou moins déguisées, qui caractérisent toutes les œuvres du corpus, ont pour effet d'amoindrir la visibilité, ou lisibilité, des intertextes convoqués. Les citations, les emprunts de tout type et les figures mythologiques sont cachés, noyés dans le texte. Un réseau de mots, un jeu sur les étymologies, peuvent suggérer une présence à moitié visible, qui nécessite un travail d'interprétation. L'œuvre se présente ainsi comme lectrice, ou re-créatrice, de ses prédécesseurs ; le lecteur, lui, est face à un jeu de cache-cache. Cette stratégie allusive particulière, commune aux quatre auteurs, forme le point de départ du troisième chapitre.
En deuxième lieu, on constate que l'obscurité pèse non seulement sur le mode de présence des intertextes, mais également sur leurs résonances. Leur décryptage nécessite en effet, de la part du lecteur, une démarche proprement herméneutique qui fait émerger diverses figures énigmatiques. Ces figures véhiculent des connotations mystiques et messianiques qui sont suggérées de manière récurrente, mais toujours sur un mode ambigu. La représentation du texte comme un code mystérieux suggère, en outre, que les auteurs accordent à l'œuvre une véritable puissance, dans la continuité de traditions mystiques, cabalistiques, alchimiques, ou autres ; là encore, le lecteur ne peut éviter de percevoir ces suggestions, qui restent néanmoins marquées par une grande ambiguïté. Ainsi l'usage de l'intertextualité et la nécessité d'un décodage aboutissent à représenter l'œuvre comme le réceptacle d'un message mystérieux, lourd de conséquences, mais qui n'est que suggéré, et non pleinement assumé par les auteurs.
En troisième lieu, l'intertextualité engendre un questionnement portant sur la fonction qu'elle remplit dans les œuvres. Elle produit en effet un deuxième niveau de sens (qualifié de symbolique ou de "mythique") qui se surimpose au niveau premier (dit "réaliste"). L'œuvre semble alors conjuguer deux dimensions qui entretiennent un rapport étroit, mais difficile à définir. Entre autres interrogations soulevées par ce rapport ambigu, la critique se pose fréquemment la question suivante (notamment à propos de Joyce et Döblin) : la présence d'une dimension mythique fait-elle rejaillir son prestige sur la dimension réaliste, ou l'amoindrit-elle au contraire, par une comparaison défavorable ? La dimension réaliste ne profane-t-elle pas la dimension mythique, qui n'apparaît plus que sous un jour parodique ? Tous ces aspects peuvent être présents tour à tour, ou même simultanément — autre caractéristique qui permet de rapprocher ces romans. En règle générale, toutefois, notre étude conclut que la deuxième dimension va dans le sens d'une valorisation de l'œuvre. En effet, par son entremise, les auteurs travaillent à élaborer une cosmogonie, c'est-à-dire la représentation d'un monde ordonné selon un principe intelligible. Dans les écrits de Broch, tout particulièrement, le "mythe" est explicitement défini comme ce qui réintroduit du sens dans la lecture du réel ; mais cette conception se laisse également dégager des écrits (fictionnels ou théoriques) laissés par les trois autres auteurs.
En conclusion, on peut considérer que les résonances intertextuelles, bibliques, messianiques, mythologiques, cabalistiques ou alchimiques se font l'instrument d'une véritable mystique de l'œuvre. En premier lieu, la lecture est représentée comme une exégèse, comme le dévoilement d'un sens crucial et caché. En second lieu, l'œuvre d'art, en subordonnant la représentation du monde à l'élaboration d'une configuration symbolique, prétend être à même de conférer au monde un sens, une intelligibilité, qui n'existent plus en dehors d'elle-même. Enfin, la double résonance des personnages et événements (qui interviennent simultanément dans une dimension "réelle" et dans une dimension symbolique, éternelle, idéale) donne naissance à une plénitude de sens qui ne peut se réaliser que dans cette association du symbolique au réel. Chaque dimension représente l'accomplissement de l'autre.

L'intertextualité — et tout particulièrement ce que la critique nomme intertextualité interne — fait ressortir un autre aspect fondamental dans ces œuvres : une certaine répétitivité de la narration. Cette caractéristique n'émerge, là encore, qu'à travers un travail de lecture, et surtout de relecture : le lecteur, confronté à des éléments récurrents, est sommé d'établir un rapport entre des situations apparemment distinctes. Ce fonctionnement caractérise notamment le leitmotiv, qui joue un rôle central dans les romans de Joyce, Jahnn, Döblin et Broch, ponctuant la narration, annonçant les développements à venir, et soulignant la structure d'ensemble de l'œuvre. Plusieurs critiques ont rapproché le leitmotiv d'autres procédés ayant un fonctionnement comparable à celui de la métonymie : selon eux, certaines parties contiendraient en germe le roman tout entier. Il en résulte une structure non seulement répétitive, mais cyclique, très appuyée dans Berlin Alexanderplatz, Perrudja et Ulysses, et plus discrète, mais néanmoins capitale dans Die Schlafwandler. La comparaison avec d'autres romans des mêmes auteurs ne fait que renforcer cette analyse : leurs œuvres, sur le plan de la forme comme sur celui du fond, sont régies par une cyclicité essentielle qui est chargée de véhiculer leur conception de l'histoire.
Le quatrième chapitre, par conséquent, s'intéresse au paradoxe qui caractérise la structure de ces œuvres : d'une part, le leitmotiv, associé à d'autres figures de la répétition, met en valeur la structure extrêmement travaillée de l'œuvre et rend manifeste une organisation qui régit non seulement l'ensemble, mais également la moindre de ses parties. D'autre part, ces figures de la répétition soulignent la désorganisation de la vie du personnage, marquée par des recommencements, des repentirs, des retours en arrière. Si, au deuxième chapitre, on était amené à conclure que les auteurs postulaient une parenté profonde entre le personnage et le lecteur, qui sont tous deux amenés à percevoir, interpréter et reformuler des éléments extérieurs, ici, en revanche, on doit conclure à une inégalité foncière entre ces deux figures. Alors que l'œuvre fournit un ensemble de repères au lecteur, le personnage, lui, est perdu dans un labyrinthe inextricable. Pour le lecteur, le cercle est un principe d'organisation qui rend l'œuvre plus compréhensible : la mise à jour d'une structure circulaire permet réellement d'éclairer le sens de ces romans, particulièrement dans le cas de Perrudja ou Berlin Alexanderplatz. Pour le personnage, en revanche, le cercle est, par définition, une figure qui ne fournit aucun point de repère, et une malédiction qui interdit toute véritable progression. La forme circulaire exprime une conception cyclique de l'histoire qui va de pair avec un pessimisme indéniable ; elle relativise notamment les résonances messianiques que le troisième chapitre avait mises à jour. Les personnages ne semblent pas pouvoir échapper à l'inéluctabilité de la répétition, sinon à titre exceptionnel.
La figure du cercle est donc riche de toutes sortes d'ambivalences dans ces œuvres. Elle est tout à la fois un facteur d'enfermement et un facteur d'ouverture. Sur le plan de l'histoire, elle réfute la notion de progrès et nie toute possibilité de salut. Sur le plan esthétique, en revanche, elle exprime la jubilation d'un processus sans fin. Elle dément toute aspiration à un état stable, souligne l'évanescence des choses et frappe de vanité les entreprises humaines ; mais elle est également riche de la promesse du retour. Par cette figure, les auteurs traduisent à la fois l'angoisse de la perte et l'espoir du renouveau. De ce fait, elle suggère des interprétations contradictoires et laisse au lecteur la responsabilité de trancher.

Dans chacun de ces chapitres, on est amené à souligner le rôle essentiel joué par le lecteur. Les œuvres constituent, à bien des égards, des énigmes qui réclament sa participation dans la reconstitution d'une cohérence. Cette caractéristique ressort, en premier lieu, des déclarations que les auteurs ont faites à propos de leurs romans. En deuxième lieu, elle est à lire dans l'élaboration d'une forme narrative complexe qui permet une réflexion sur le rôle de la subjectivité dans l'interprétation des faits. En troisième lieu, elle éclate à travers la mise en place d'une démarche herméneutique reposant sur l'intertextualité, l'allusion, la représentation de l'œuvre comme code, chiffre, message mystérieux. Enfin, le rôle du lecteur se révèle également central dans le dévoilement d'une structure circulaire chargée de véhiculer les conceptions des auteurs, conceptions qui sont lourdes de conséquences tout à fait essentielles dans divers domaines (philosophie de l'histoire, engagement politique, messianisme ou, plus généralement, éthique et métaphysique). Le sens n'est pas donné ; il n'émerge qu'au terme d'un travail d'interprétation qui lui donne, d'une part, une grande complexité, et de l'autre, une grande ambiguïté. La lecture est présentée comme un difficile travail de "composition" — entre la continuité narrative et les récits secondaires foisonnants, entre une structure d'ensemble rigoureuse et la prolifération anarchique des expériences et des sensations décrites, entre la "modernité" des procédés stylistiques et la perspective historique tournée vers l'Antiquité. Le lecteur est placé au cœur de l'œuvre, sommé de la lire, de recréer son sens, de dévoiler sa structure interne. Au sein de l'œuvre, tout est obscur, tout est indice ; depuis la figure de style jusqu'à la structure d'ensemble, c'est dans la complexité et l'ambiguïté de la forme, dans le travail de lecture qu'elle rend nécessaire, que réside la possibilité même d'un sens.


Alison Boulanger

L'écriture de l'histoire, séminaire du CERIEL

Jeudi 27 novembre 2003

Gisèle Séginger (Strasbourg II) : « Ecrire et penser l’histoire. Modèles d’intelligibilité et formes narratives »
L’œuvre de fiction qui raconte des événements historiques organise les faits d’une certaine manière pour leur donner un sens. Le récit en lui-même, comme le dit Ricoeur, vaut pour une explication en l’absence même de commentaires narratifs. Raconter, c’est penser et dire, du moins implicitement, le sens du monde que l’on représente. Le cas de Salammbô, le récit d’une révolte des mercenaires de races différentes contre Carthage à la fin de la première guerre punique, rédigé par un défenseur de l’art pour l’art est un cas particulièrement intéressant : selon Flaubert le roman ne doit pas conclure, et ne révéler aucune des idées del’auteur. Néanmoins pour rendre « crédible » l’histoire qu’il invente, Flaubert utilise des représentations et des conceptions de son époque. « Il n’y a pas de vrai, il n’y a que des manières de voir », écrira-t-il, d’ailleurs lui-même en 1880 (à Léon Hennique, 2-3 février 1880). Il avait ce qu’il appelait « le sens historique », et était conscient d’avoir fait un roman moderne sur l’antiquité. Moderne parce qu’il utilise des modèles de pensée qui sont ceux de son époque. La question des races – question d’actualité au XIXe siècle – permet à Flaubert de donner une vraisemblance épistémologique à son roman tout en inventant une forme de récit critique qui ne valide aucunement sur le plan de la connaissance et de la vérité les modèles d’intelligibilité qui sous-tendent cependant son organisation narrative. La race joue un rôle central dans la transformation de l’historiographie (dès la première moitié du siècle). Elle sert à la fois au fondement d’une pensée dialectique, voire progressiste chez Augustin Thierry et Michelet surtout qui fait de la lutte des races une lutte pour le Droit, mais aussi à l’inverse, l’idée de race contribue à l’élaboration d’une pensée raciste qui hiérarchise les races, chez Gobineau. Au XIXe siècle, l’idée de race, empruntée à la physiologie, est donc transplantée et impliquée pour le meilleur et pour le pire dans des pensées de l’histoire divergentes. Je me poserai deux questions : quels sont les modèles de pensée dominants qui font de la race un opérateur de rationalité ? Comment le texte littéraire – Salammbô – utilise-t-il ces modèles de pensée – divergents – tout en préservant sa spécificité ?

Auguste Dezalay (Strasbourg II) : « Ecriture de l’histoire et inscription géographique »

Jeudi 11 décembre 2003

Ezzine Walid : « Salammbô, roman de l’entropie dans l’histoire »

Catherine Kern : « Italo Calvino, conteur de l’histoire »


Jeudi 8 janvier 2004 - Carine Trévisan (Paris VII) : « Ecrire l’événement traumatique. L’épreuve de la subjectivation dans les témoignages de la grande guerre »

Si le témoignage est habituellement conçu comme souci ou obligation de rapporter auprès de ses semblables des faits qui se sont produits loin d’eux, et, dans des situations d’exception (caractère inimaginable de l’événement ; incrédulité de l’auditeur), d’attester de la réalité de ce qui a eu lieu, on peut également l’envisager (comme nous y invitent les commentaires de nombre de témoins de la grande guerre) d’une tout autre manière.
Avant même de pouvoir en faire part à autrui, le témoin semble devoir s’assurer lui-même, en lui donnant consistance par l’écriture, non seulement de la réalité de ce qui a eu lieu – cette guerre est fréquemment qualifiée de « délire » - mais aussi de sa propre présence à l’événement. Comment rendre compte d’impressions, de sensations, qui se sont imprimées de façon souvent ineffaçables mais qui ont été « vécues » dans une quasi absence à soi ?
Quel rapport, dans ces écrits, entre le sujet de l’énoncé (un sujet évanoui, hébété) et le sujet de l’énonciation, qui semble s’ériger en observateur de sa propre défaillance ou dissolution ?


Jeudi 15 janvier 2004

François Dumont (Université de Marne-la-Vallée) : « Nerval : métaphysique du temps et poétique de l’histoire »

Timothée Picard (Strasbourg II) : « Ecriture de l’histoire et crise de la culture dans Le Docteur Faustus de T. Mann et Le Jeu des perles de verre de H. Hesse »


Jeudi 5 février 2004

Paule Petitier (Paris VII) : « L’histoire ou l’écriture de la vérité : Michelet et la révocation de l’édit de Nantes »


Jeudi 19 février 2004

Roselyne Waller (IUFM d’Alsace) : « Aragon et la guerre de 14-18 : les détours de l’écriture de l’histoire »

Brigitte Dodu (Strasbourg II) : « Edouard Glissant ou la trace contre l’Histoire »

Natacha Lafond : « Pierre-Jean Jouve : une écriture mise au défi de l’histoire »
Il semblerait intéressant, dans un premier temps, de partir du journal En Miroir de Pierre Jean Jouve (chapitre III, Le Bois de pauvres, consacré à l'Histoire dans son oeuvre) afin de montrer pourquoi il choisit la poésie (et non le roman) et de s'interroger sur la fonction de la poésie, née des évènements historiques (exhortation, engagement et commémoration, mémoire). Ensuite, il s’agira de montrer l’évolution de son rapport à l'écriture de l'histoire puisqu'il renie partiellement ses écrits antérieurs à 1924, et notamment ses premiers poèmes autour de la guerre. Il faudrait donc analyser les écritures de l'histoire à partir de deux corpus de textes contrastés. Cependant, pour limiter ma communication, je choisirai les écrits en rapport avec les deux guerres mondiales (en excluant ainsi les écrits sur la Révolution Russe ou les Ecrits d'Hôpital).
Ce sont les œuvres consacrées à ces deux évènements historiques qui me permettront d'élargir ma réflexion sur l'écriture de l'Histoire (pour aborder le rôle de la musique dans l'écriture de l'histoire). Pour la première guerre mondiale, je choisirai Vous êtes des Hommes…et pour la seconde période des fragments de la Vierge de Paris (Gloire, Porche) et de Kyrie (notamment Le combat de Tancrède et de Clorinde). Ces deux groupements font référence, ainsi, à deux moments historiques qui représentent aussi deux écritures différentes.
L'opposition éclaire une dialectique de l'écriture de l'histoire, entre une voix collective de l'Histoire dans la tradition de l'Epopée Antique et une écriture née des évènements historiques et donc d'une rupture dans l'écriture de l'histoire, qui se fragmente dans les voix de l'inconscient et dans les individus pluriels. Jouve me paraît être au tournant de ces deux écritures de l'histoire tout en essayant de surpasser le conflit entre le fragment et la pensée d'une totalité épique historique. Son œuvre est littéralement travaillée par son rapport à l'histoire, entendue comme sujet de ses oeuvres mais aussi comme force de remise en question du langage poétique et de ses conditions de possibilité. Il souligne d'ailleurs combien il est « inspiré » par l'histoire dans tous ses écrits et combien son écriture subit les transformations de l'événement historique.
Enfin, il faudrait aussi montrer le déplacement et la transformation frappante de la matière historique dans son œuvre par la présence du combat Tanatos-Eros. L'Histoire n'est plus seulement celle des politiques et des peuples mais aussi celle de l'inconscient de l'Homme.


Jeudi 18 mars 2004 - Guy Rosa (Paris VII) : « L’avenir arrivera-t-il ? Les Misérables, roman du devenir historique »

La rédaction des Misérables est entreprise en 1845, interrompue au moment de la révolution de 1848 – à la hauteur du début de « l’agonie » de la barricade –, reprise en 1860 et le livre paraît en 1862. Mais pendant l’exil, Hugo ne s’est pas contenté de mener le récit jusqu’à la fin : il a beaucoup ajouté à ce qui était déjà écrit, en particulier toutes les « digressions » historiques, et beaucoup modifié, en particulier la représentation de 1830 et l’appréciation du combat des insurgés de la barricade. Si bien que le texte publié diffère profondément de sa première version et s’en écarte surtout s’agissant de l’histoire. La modification des idées de Hugo le voulait, mais aussi l’éloignement chronologique de la période représentée : douze années séparent la fin de l’action du commencement de la rédaction, vingt-neuf de son achèvement. Au moment où Hugo est interrompu par l’histoire, Les Misérables étaient un roman de l’actualité contemporaine à la manière de Balzac ; dans le cours de sa genèse, le livre devient un roman historique. Ou plutôt un roman de l’histoire, plus interrogée encore que représentée ; il pose la question du devenir historique – « L’avenir arrivera-t-il ? » A cette question, le texte offre, explicitement ou symboliquement, des réponses incertaines ou contradictoires : le progrès est à la fois indubitable et nul. Mais entre 1845 et 1862, le livre n’a pas fait que changer de texte ; une révolution, une République, et un coup d’Etat militaire ont bouleversé son statut ; le proscrit a achevé ce que le pair de France avait commencé ; la genèse du livre l’a noué à l’histoire. L’énergie de faire arriver l’avenir, Les Misérables la puisent dans leur propre devenir historique

Jeudi 8 avril 2004- Pierre-Louis Rey (Paris III) : « L’été 14 de Roger Martin du Gard »

Jeudi 6 mai 2004 - Béatrice Bonhomme (Université de Nice) : « Le tissage de l’écriture et de l’histoire dans l’œuvre de Claude Simon »
Il y a, chez Claude Simon, tissage de l’écriture et de l’Histoire et le traitement de la chronologie dans les romans amène à s’interroger sur les rapports qu’entretiennent les romans simoniens avec le discours historien ou encore avec une conception historique des événements et des actions humaines, la représentation de l’Histoire et de la guerre pouvant être commentée en termes allégoriques renvoyant à la débâcle du genre romanesque hérité et de la psychologie classique, et entraînant ainsi l’émergence d’une nouvelle forme d’écriture de l’Histoire. Ce tissage entre narration et Histoire est, en effet, dès l’abord, tributaire d’une ambiguïté, ainsi dans l’épigraphe de L’Herbe empruntée au Docteur Jivago, le terme d’ « histoire » ne comporte pas de majuscule : « personne ne fait l’histoire, on ne la voit pas, pas plus qu’on ne voit l’herbe pousser ». Il convient de relever cette ambiguïté. « Faire l’histoire » peut désigner l’action historique elle-même comme les modes de récit de celle-ci. C’est ce premier nœud de couture polysémique qu’il nous appartiendra de souligner. Il y entre le texte (textus, tissé) et le tissu de l’Histoire un lien étroit, l’écrivain lui-même tire l’ensemble de ces fils d’Ariane posés sur le monde et, ayant parfaitement tramé son ouvrage, il se trouve entre écheveau et écrivain, dévidant le fil des Parques et du Fatum ou au sens étymologique, de ce qui est dit ou écrit, dans son lien même l’Histoire.