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Archives 2009-2010

Dans le prolongement de la réflexion que mène le groupe du CERIEL depuis plusieurs années sur le politique et sa représentation (« La littérature face au politique », 2005-2006, « Les formes du politique », 2006-2007, « Le corps politique », 2008-2009), nos travaux porteront cette année, à partir d'un corpus d'œuvres des XIXe et XXe siècles, sur le corps du marginal exemplaire qu'est l'errant, le vagabond, qui n'est pas le voyageur – lequel va quelque part – mais celui auquel tout manque. Placé sous le signe de la négation, du « sans » – comme l'énonçait le titre du film d'Agnès Varda : Sans toit ni loi -, il est le sans-abri ou sans domicile fixe, comme dit la langue d'aujourd'hui.

La marginalité implique la norme. La marginalité est sociale, elle est sociologique, elle est transgression ou en dehors, à côté. La littérature, en régime réaliste, s'intéresse avant tout à des exceptions et donc est tout entière requise par les marginaux : prostituées, homosexuels, bandits, voyous, vagabonds. L'aberrant cesse d'être un hapax. Si bien que la marginalité semble littérairement devenir une nouvelle uniformité, d'autant qu'elle s'impose comme l'inévitable complément ou pendant de la norme : la prostituée complète le bourgeois, l'Apache fin de siècle est l'avers des habitants de la ville intra muros, le vagabond celui de l'homme installé, ad libitum. Mais là où l'homme normé est dénué d'attraits, le déviant incarne la beauté du mal, ou les charmes de la poésie, de l'invention, de la liberté. La chanteuse Consuelo chez Sand est ainsi une figure de l'errance et de la liberté. De la création aussi. L'homosexuel chez Lorrain (La Maison Philibert, 1904) est doté d'une beauté qui annonce celle des héros de Genet. Il incarne une forme de royauté corporelle, totalement disparue des classes bourgeoise et aristocratique, vulgaires et corrompues. Il est la grâce perdue, celle dont la femme n'est plus douée.
En nous centrant pour l'année à venir sur le vagabond, nous cherchons à définir une marginalité plus marginale peut-être, celle qui, en raison du nomadisme et de l'absence d'attaches, fait du personnage un être inquiétant et totalement désocialisé car délocalisé. Les figures d'errants dans les romans de Walter Scott, sorcières ou vagabonds, peuvent être chargés d'énoncer une sagesse ou de jouer un rôle accessoire dans l'intrigue, mais non pas strictement marginal. Se souvenant de Scott, Barbey d'Aurevilly, à travers les pâtres de L'Ensorcelée, charge à son tour d'une dimension inquiétante ces êtres dont on ne sait d'où ils viennent ni où ils vont : quoique pâtres, ces êtres auxquels leur chevelure blonde et presque blanche confère un aspect fantastique ne sont jamais accompagnés de leurs troupeaux, leur véritable fonction semblant être de lancer des sorts. Cette déterritorialisation fait d'eux les émanations de la lande, lieu qui est un non-lieu, un anti-lieu, un no man's land. Gwynplaine, victime des comprachicos, voit Hugo renouer avec le topos romanesque le plus célèbre sans doute : celui de l'enfant trouvé, et de sa reconnaissance. Le nomadisme d'Ursus, de l'aveugle Dea et de « l'homme qui rit » renvoie allégoriquement à la vie humaine : l'errance prend un sens philosophique, voire religieux. Le corps marqué et masqué de Gwynplaine lui confère sans nul doute cette stature d'un plus qu'humain ou, si l'on préfère, de l'Humain, tout l'humain. La « bohèmiennerie » rimbaldienne, dans laquelle se combinent vagabondages biographiques et divagations poétiques, fonde l'errance comme principe poétique : poétique ambulatoire que celle de Rimbaud, mais non à la manière d'un Hugo qui compose en arpentant les rives de l'Océan à Guernesey, puisqu'il s'agit de vagabonder, de laisser libre cours au corps dans la marche, de l'ouvrir à toutes les rencontres. L'errance poétique s'accompagne de l'exploration d'une langue neuve, qui est peut-être à mettre en relation avec le choix de Beckett qui décide d'écrire Molloy en français « avec le désir de (s)'appauvrir encore davantage ». Mais là où le vagabondage rimbaldien est promesse de découverte et de « dérèglement », Molloy retrouve une dimension allégorique, moins apparente chez Rimbaud, même si « Le Bateau ivre » parcourt de nouveau les grandes allégories antiques du voyage. Le choix d'une langue étrangère qui corsète en quelque sorte l'écriture, ou le refus de la langue poétique ou “littéraire”, dans le cas de Rimbaud ou de François Bon, méritent d'être mis en relation avec la représentation du corps vagabond. Chez ce dernier, c’est une langue déviante (dysorthographique), celle d’une jeune femme morte d’overdose, largement citée, quivient nourrir l’écriture (C’était toute une vie)


Quelles sont les spécificités d’un corps vagabond ? Déterritorialisé, à cheval sur les frontières, il s’inscrit à la limite de l’humain et du monstrueux (Gwynplaine toujours mais aussi le mendiant de Cendrars dans Bourlinguer, dont la dimension allégorique est essentielle : sa face trouée, dévorée par la lèpre, est une figure de l’abominable féminité de l’écriture). Ce corps est souvent marqué, à l’image du signe divin qui s’inscrit sur le visage de Caïn le réprouvé ; il est à la fois reconnaissable comme “autre”, différent, exclu (châtié) mais peut-être aussi figure d’élu. Le vagabond est alors seul : la littérature des XIXe et XXe siècles réactualise les figures traditionnelles de l’errance solitaire (le juif, le chevalier, le picaro). La promotion du maudit, le retournement du gueux en élu, déjà mythifiés à travers le parcours de Rousseau dès la fin du XVIIIe siècle, constituent l'un des grands mythes de l'écriture dix-neuviémiste : tels des stigmates, les marques qui disent la dégradation du corps, prennent alors le sens d'une élection, signifient au-delà de la misère. Dans la lignée de Villon, la gueuserie que chante Richepin (La Chanson des gueux, 1876) ou qu’il met en scène dans Le Chemineau (1897) est poésie, comme la bohème des années 1850 impliquait un être au monde plus que la création d'une oeuvre. Au XXe siècle, le vagabond devient aussi une figure emblématique du cinéma (Charlot ; le séduisant mécanicien d'Ossessione de Visconti…) où la littérature puise son inspiration : Jean Échenoz a dit avoir été inspiré par le film d’Agnès Varda et sa lecture doit prendre, selon les mots de l’auteur « à peu près le temps d’un long métrage » (entretien avec Hervé Delouche publié dans la revue Regards).
Le corps du vagabond est affamé, corps maigre de celui qui est réduit à la mendicité pour vivre, chez Duras par exemple : la mendiante du Vice-Consul, qui sombre peu à peu dans la folie au cours d’un trajet immense qui la conduit à Calcutta, incarne la douleur des Indes. Cette maigreur accompagne la dépossession de tout ce qui la constitue comme être humain, jusqu’au langage restreint à un mot. Le vêtement, la saleté (les doigts noircis de Sandrine Bonnaire dans le film de Varda), la maladie et les tares physiques, certains comportements et rituels accusent les traits d’un être mis au ban de la société, réduit peu à peu à une forme de déchéance et de désocialisation : Un an est nécessaire à Victoire, le personnage d’Échenoz, pour parvenir à cet état, mais deux romans, construits en miroir, sont nécessaires pour comprendre sa véritable histoire, dont les traces parcourent discrètement Je m’en vais, roman qui joue significativement sur les identités multiples, ou fuyantes, de ses personnages (Félix Ferrer, le héros de Je m’en vais, est l’amant supposé mort de Victoire à l’origine de sa fuite, et Louis-Philippe, l’ami croisé de manière récurrente dans Un an, est également, dans Je m’en vais, le personnage de Baumgartner, alias Delahaye).
En face de la maigreur subie, maladive, n’y a-t-il pas aussi le corps libre, léger et sans attache, de celui qui a volontairement choisi un autre mode de vie, le nomadisme comme expression d’un individualisme revendiqué ? La littérature américaine, de La Route (1907) où Jack London retrace sa vie de « vagabond du rail » aux Clochards célestes de Kerouac, offrirait sans doute un corpus d’élection. En Europe, c’est du côté de la littérature « populiste » ou prolétarienne qu’il faudrait chercher (le roman du suédois Harry Martinson, prix Nobel 1974, La Société des vagabonds -1948- republié chez Phébus en 2001).
Une autre catégorie mériterait alors d’être interrogée : la « bande », mendiants, clochards, vagabonds peuvent s’associer, élire leur roi (la Bande du Soleil conduite par un Pompelune couvert de décorations dans Le Pain des rêves de Louis Guilloux par exemple), recréer une société parallèle, des rites où le corps se carnavalise.
On pourrait envisager également le corps parlant, voire prophétique, du vagabond : parole du gueux, soliloque du clochard qui ne manque pas de grandeur, énoncé mystique du pèlerin (cf la figure du pèlerin russe orthodoxe, qui prie et marche - Récits d’un pèlerin russe, Cahiers du Rhône, 1943), voix qui sourd d’un corps abîmé, mutilé (Beckett).

Se situant au carrefour de représentations sociales, cliniques (la fin du XIXe siècle l’envisage comme « automate ambulatoire » indique Jean-Claude Beaune), géographiques (certains lieux l’accueille prioritairement : le fossé par exemple, dans lequel finit par ramper Molloy, où disparaît Mona dans Sans toit ni loi), littéraires et philosophiques, le corps vagabond nous a donc semblé un champ très riche à l’exploration duquel nous souhaitons vous convier pour cette année.


Œuvres retenues :


Victor Hugo, L'Homme qui rit, éd. LGF, « Classiques de poche », 2002, (éd. Myriam Roman)
Rimbaud, Poésies complètes, éd. LGF, « Classiques de poche », 2004 (éd. P. Brunel).
Beckett, Molloy, Minuit, coll. « Double », 1951
Jean Échenoz, Un an, Minuit, 1997


Textes complémentaires :


Jean Echenoz, Je m’en vais, Minuit, 1999
George Sand, Consuelo (1843)
Mérimée, Carmen (1845)
Kerouac, Sur la route (1957), Folio et Les Clochards célestes (1958), Folio
Paul Auster, La Cité de verre (City of Glass) (1985)
François Bon, C'était toute une vie, Verdier, 1995

Sélection bibliographique :
Jean-Claude Beaune, Le Vagabond et la machine, essai sur l'automatisme ambulatoire, médecine, technique et société en France : 1880-1910, Champ Vallon, 1983.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Traité de nomadologie » dans Mille plateaux, Minuit, p. 434-527.
Errance et marginalité dans la littérature textes publiés sous la direction d'Arlette Bouloumié, Presses de l'Université d'Angers, 2007
Figures de la gueuserie, textes présentés par Roger Chartier, Paris : Montalba, 1982
Figures de l’errance, sous la direction de Dominique Berthet, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2007
Véronique Leonard-Roques, Caïn figure de la modernité : Conrad, Unamuno, Hesse, Steinbeck, Butor, Tournier, H. Champion, 2003.
Alexandre Vexliard, Le Clochard ; texte présenté par Laurent Mucchielli ; préface de Xavier Emmanuelli, Desclée de Brouwer, 1998

Calendrier des conférences :

Jeudi 10 décembre 2009, 18 h : séance inaugurale (E. Reverzy, C. Grenouillet)
Samedi 23 janvier 2010 , 9 h 30, salle 409 au Portique : Steve Murphy, conférence d'agrégation sur Rimbaud
Vendredi 26 février 2010 , 14 h: Emmanuelle Rousselot, « Figures du vagabond dans l’oeuvre de Louis-René des forêts »
Jeudi 25 mars 2010, 18 h : Marieke Stein, conférence sur Victor Hugo
Vendredi 23 avril 2010, 14 h : Yves-Michel Ergal, « Beckett, romancier de l’innommable »


Résumés des conférences

Vendredi 26 février 2010 : Emmanuelle Rousselot, « Figures du vagabond dans l’œuvre de Louis-René des forêts », résumé de la conférence

« Encloisonné dans sa chambre qu’il chérit comme un paysan sa terre » (Ostinato, Louis-René des Forêts). L’auteur d’une telle phrase ne semble pas prédisposé à traiter du vagabondage. Pourtant, Georges Picard, dans Le Vagabond approximatif, commence son essai en des termes qui laissent à des Forêts toute son autorité dans le domaine. Picard écrit en effet : « Je me méfie des expéditions lointaines entreprises par des voyageurs incapables de faire le tour de leur chambre ».  Entrons donc dans la chambre de des Forêts pour découvrir dans son œuvre des figures de vagabond que l’on n’attendait pas forcément mais qui s’avèrent être des fils conducteurs et inédits pour la critique desforestienne. Ces fils se nouent autour de scènes d’attirance et de répulsion ; et ces fils deviennent le « il » de la dernière œuvre et de l’écriture. Tous les livres de l’auteur seront convoqués mais aussi critiques, poètes, romanciers, dramaturges, sociologues, philosophes, religieux, pouvant apporter leur éclairage sur ce peuple des vagabonds qui traverse les siècles et dont des Forêts a poursuivi la marche.

Jeudi 25 mars 2010 : Marieke Stein, «"Errer, c'est croître": figures du vagabond dans L'Homme qui rit », résumé de la conférence

Dans L'Homme qui rit, la figure du vagabond et les sèmes qui lui sont rattachés – marginalité, errance, dénuement, etc. – occupent une place prépondérante dans la fiction comme dans la signification globale du roman. Cette figure, nous l’étudierons à travers de multiples personnages, éléments et même objets, et surtout à travers les deux principaux protagonistes, Gwynplaine et Ursus, saltimbanques parcourant l’Angleterre du XVIIe siècle dans leur « cahute roulante ». Que ce soit à travers ces personnages ou à l’échelle globale du texte, nous verrons que l’errance, le nomadisme, le mouvement s’opposent dans le roman à l’immobilisme de la société monarchique et de ses institutions, et fonctionnent ainsi en un vaste système d’opposition structurant toute l’œuvre. D’autre part, la figure du vagabond sert l’importante dimension critique de L’Homme qui rit. De fait, étant en marge des grandes villes, et donc de la société, le vagabond porte sur cette société un regard distancié qui soutient une critique acerbe des institutions monarchiques, des lois, des mœurs. Dans le même esprit, le nomade étant plus bas encore que le peuple dans l’échelle sociale, il reste à l’écart de l’Histoire officielle, dynastique et courtisane : état de fait que Victor Hugo inverse en faisant de ses vagabonds des acteurs de l’histoire, mais aussi… des historiens ! On verra ainsi que le vagabond hugolien incarne l’homme en devenir, mais aussi le peuple en marche… Il est vie, progrès, espoir, car, comme l’écrit Hugo, « errer, c’est croître ».

Vendredi 23 avril 2010 : Yves-Michel Ergal, « Beckett, romancier du corps innommable », résumé de la conférence

Samuel Beckett a écrit sept romans revendiqués en tant que tels, de Murphy (1947) à Comment c’est (1961), en passant par la trilogie Molloy (1951), Malone meurt (1951) et L’Innommable (1953), précédés, d’après Beckett, de Watt et de Mercier et Camier, publiés plusieurs années après leur rédaction, respectivement en 1969 et 1970.
Un rapide voyage dans l’œuvre romanesque de Beckett montre que la figure d’un héros central innommable s’y montre d’une étonnante stabilité : il s’agit en vérité d’un même corps en voie de délabrement, chargé à la fois du poids de multiples références littéraires, et lesté de chacun des personnages convoqué par Beckett lui-même au fur et à mesure qu’il avance dans son roman.
Le corps vagabond se mue en corps moribond. Dans chacun des récits, personnages et textes se confondent, mêlant littérature et écriture, comme afin de signer la vieillesse du roman occidental. Demeure une voix narrative nouvelle, un ultime babil, comme une musique, qui survit à la mort programmée du roman. C’est alors que le corps innommable est devenu celui de l’écriture elle-même.