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Entretien de Lydie Salvayre avec des étudiants de la Faculté des lettres, 5 avril 2018

Lydie Salvayre (2016), photo Martine Heissat

« Obtenir le prix Goncourt a-t-il changé quelque chose dans votre démarche d’auteure ? »

Lydie Salvayre a appris simultanément qu’elle avait obtenu ce prix et en même temps qu’elle avait un cancer. Ce serait une coquetterie de sa part de dire qu’elle n’a pas apprécié ce prix, mais les temps qui ont suivi cette révélation ont été ravageurs pour l’écriture. Elle était « occupée à survivre ». La maladie a sans doute remis le Goncourt « à sa place ». Plus prosaïquement, le Goncourt change peu de choses si ce n’est que son obtention multiplie le nombre de lecteurs, mais ceux-ci ne sont pas toujours des lecteurs de littérature : beaucoup « achètent le Goncourt ».

« Quels sont les événements déclencheurs de votre écriture ? »

La colère est souvent motrice. Les élections présidentielles de 2017 et l’indignité des débats ont suscité le désir d’écrire Tout homme est une nuit. Lydie Salvayre cite Homère : « Chante, Muse, la colère d’Achille » et Duras : « J’écris pour me venger ». Concernant La Compagnie des spectres, elle a un souvenir très fort. Vivant près d’une médiathèque, elle a lu tout ce qu’on pouvait y trouver sur la guerre et la collaboration, mais le livre ne venait pas. Un jour, elle a rencontré un monsieur âgé, vraisemblablement seul, qui cherchait la conversation, sans qu’elle ne l’y ait engagé. La voyant un livre consacré à la guerre à la main, le monsieur lui a demandé : « Ça vous intéresse ? ». Retroussant la manche de son vêtement, il lui a alors montré le tatouage de son matricule : il avait été déporté à Buchenwald. Parlant de Pétain, il lui a dit : « il y avait ce Putain » ; c’est à partir de ce surnom donné à Pétain par des déportés que le livre est venu. Concernant la genèse de Pas pleurer, elle trouvait stupide de ne pas lire Bernanos pour des raisons idéologiques. Elle le lit donc, après bien d’autres, comme Hemingway et Malraux, et éprouve alors un grand choc ; elle a écrit Pas pleurer après ce « coup reçu ». « Chaque livre a son accouchement ».

« L’écriture produit-elle sur vous un effet libérateur ou cathartique ? »

Les livres creusent, tourmentent davantage qu'ils ne résolvent les problèmes. La question du père reste à vif, non réglée. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, l 'écriture ne panse pas les plaies, elle « maintient la plaie à vif ». La littérature écorche et blesse. Elle semble toujours une violence. On le voit chez Michaux, chez Mallarmé : « Je ne connais pas d'autre bombe qu'un livre », dans la lettre de Kafka à son ami Oskar Pollak : « on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent », « un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». Nicolas de Staël dit ne pas vouloir peindre un objet mais « le coup qu’il reçoit » en le voyant. « Si la littérature ne nous brusque pas, à quoi bon les livres ? ». Lydie Salvayre aime que la littérature nous écorche ; elle n’aime pas la littérature apaisante et d’ailleurs, ne voit pas de grandes œuvres qui le soient, sauf peut-être Colette.

« Comment choisissez-vous les noms et prénoms de vos personnages ? »

Dans Tout homme est une nuit, elle a choisi Anas car elle voulait un prénom qui soit à la fois andalou et arabe (méditerranéen) pour indiquer les origines étrangères de ce personnage français. Les jumeaux de La Compagnie des spectres initialement nommés Juel sont devenus les jumeaux Jadre car des jumeaux nommés Juel s’étaient reconnus dans la première édition du livre et lui avaient intenté un procès. Par ailleurs Jadre fait entendre l’adjectif ladre. Quant au docteur Donque de La Compagnie des spectres, ce sont des lecteurs qui lui ont fait remarquer qu’il était sans doute un genre de personnes à utiliser fréquemment la conjonction donc.

« Votre patronyme est très présent dans votre œuvre, dès La Déclaration (vos narrateurs se nomment souvent Arjona). Est-ce une façon d’inscrire le nom du père dans vos romans, alors même que vous avez choisi de signer vos livres d’un pseudonyme ? »

Lydie Salvayre déclare avoir un rapport ambigu avec la figure du père, mais pas au point d’oublier son nom. Son père était un grand malade, qui a fait des délires paranoïaques. Elle s’est rendu compte que si elle a fait des études de psychiatrie, c’était pour trouver les raisons de cette maladie.

Dans son travail de pédopsychiatre, elle s’est toujours rangée du côté des enfants, contrairement à ses collègues qui pouvaient aussi se placer du point de vue des parents ; c’était plus fort qu’elle. Elle est restée une enfant, la fille de ses parents, ce qui explique qu’elle ne soit pas mère elle-même. S’être rangée du côté des enfants permet de comprendre pourquoi elle a souvent très bien réussi avec ceux-ci dans l’exercice de son métier. Elle cite Godard avec lequel elle est en accord : « Tous les enfants sont des prisonniers politiques. ». Elle a la conviction que notre enfance parle en nous, même inconsciemment ; au-delà, nous sommes parlés plus que nous parlons, nous sommes pensés plus que nous pensons : « Nous n’écrivons pas ce que nous voulons » (Flaubert).

« Quel est le rôle de la culture catholique dans votre œuvre et pour vous ? »

Le catéchisme empêche d’aller vers les grands textes religieux. En raison de l’engagement de ses parents (réfugiés politiques espagnols, communistes…), Lydie Salvayre ne s’est jamais rendue à la messe, n’a pas suivi des cours de catéchisme. Elle a pu aller directement vers les grands textes, sans intermédiaire qui aurait pu lui formater la pensée et a éprouvé un grand bonheur à lire la Bible. L’autre aspect de sa relation au catholicisme réside dans la conscience aiguë de la prise de position de l’église espagnole du côté des fascistes pendant la guerre puis le franquisme.

« Pourquoi la figure des huissiers est-elle si importante dans votre œuvre ? »

Quand elle a terminé La Compagnie des spectres, elle n’a pas ressenti le sentiment de soulagement habituel. Elle écrit et publie à la suite de ce livre Quelques conseils aux élèves huissiers qui en est le prolongement (il développe ce qu’elle n’avait pas écrit dans le précédent). Elle souhaiterait qu’on réédite les deux livres ensemble.

Au-delà, Lydie Salvayre précise que pour elle écrire est éprouvant : le désir d'écrire la réveille la nuit. Quand elle termine un livre, ce n'est pas parce qu'elle a fini sa trame narrative mais parce qu'elle n'a plus de désirs. « Les livres s'annoncent et nous quittent quand ils le veulent ».

« La fin de Tout homme est une nuit est déroutante pour votre lecteur : Marcelin, père autoritaire et xénophobe, se range brusquement du côté de son fils Augustin, humaniste et soutien de la cause des migrants. Comment l’expliquer ? »

Un livre se termine quand elle sent poindre la lassitude (et pas forcément pour des raisons de logique narrative). Augustin est presque une figure de saint. Le retournement de son père soudainement fier d’un fils jusque-là méprisé s’explique par l’impossibilité absolue, le refus dégoûté de laisser gagner les horribles racistes : « je ne parviens pas à concéder la victoire au populisme ». Elle est fascinée par ce que Lacan nomme « la passion de l’ignorance », que l’on retrouve dans le déni du fascisme qui a sidéré Bernanos. Dans les années 1930, de nombreux intellectuels ne veulent pas voir le fascisme. Et la question que Bernanos se pose est de savoir pourquoi les hommes ne voient pas ce qui les menace. Seule cette « passion de l'ignorance » peut l’expliquer. Bernanos médite sur ce déni dans Les Grands cimetières sous la lune et il faut le relire. C’est un auteur que Salvayre a mis du temps à lire pour des raisons politiques. La question du populisme traverse l’œuvre de Lydie Salvayre en filigrane. Picasso, lui, est allé au bout de la dénonciation dans Guernica.

« Il est parfois difficile de situer votre position politique (en tant qu’auteur) ou celle de votre narrateur/narratrice parmi des propos qui se contredisent (par exemple dans La Médaille). Pourriez-vous nous en dire plus sur ce positionnement ? Seriez-vous d’accord avec l’idée que l’engagement passe d’abord par un travail sur la langue ? »

Dans Qu’est-ce que la littérature, Sartre fait quelque chose de terrible : il clive, séparant les poètes et les romanciers. Beaucoup après lui ont eu du mal à se dire engagés par peur qu’on dise la langue oubliée. Pour Salvayre, il y a les deux dans son œuvre, un engagement politique et un engagement dans la langue. Elle a ressenti le désir d’écrire un livre plus « politique » avec Tout homme est une nuit, mais refuse la littérature édifiante. Dans Tout homme est une nuit, le titre renvoie à l’idée qu’il existe une part de noirceur dans tout homme. L’écriture doit explorer les éléments obscurs de l’homme, son étrangeté. Blanchot disait que la littérature est tournée vers la part obscure de l’homme.

« Vos personnages sont souvent des gens modestes, vivant dans des cités, de manière précaire (La Compagnie des spectres). Pourtant, ils sont pourvus d’une grande culture et manient la langue française avec élégance. Leurs paroles semblent dès lors totalement irréalistes. Pourquoi ce choix ? »

Elle souhaite briser les clichés et les stéréotypes concernant les classes populaires. Un des personnages que Lydie Salvayre préfère chez Dostoïevski est le Prince Mychkine. Les autres pensent qu’il est « idiot » car il parle avec les domestiques ; il ne se soucie pas des convenances, des bonnes mœurs de l'époque.

Pouvez-vous évoquer la place de la grossièreté dans votre écriture ?

Il est abominable de penser qu'il existe une hiérarchie des langues. Lydie Salvayre est passionnée par la langue classique (Pascal, Descartes, présents dans ses romans). Elle a essayé de construire un chemin entre le baroque espagnol (parfois très vulgaire, parfois sublime) et le parfait bien-dire français classique. Ce sera par exemple en conjuguant le verbe niquer à l’imparfait du subjonctif ! Elle apprécie par-dessus tout Quevedo, le grand auteur baroque espagnol. Elle aime beaucoup Rabelais, dont la langue grossière, populaire, est une langue de l'excès et de la démesure. En 1635, avec la fondation de l'Académie Française émerge une langue élégante, très codifiée. Lydie Salvayre éprouve beaucoup de plaisir à mélanger la langue dite classique (caractérisée par son élégance parfaite) et la langue dite baroque (caractérisée par sa démesure parfaite). C'est ce mélange qui crée dans ses romans un effet comique et des ruptures et qui rend la littérature vivante.

Dans son enfance, pour son émerveillement, elle participait chaque dimanche à de grandes réunions familiales et amicales où se retrouvait la communauté des émigrés espagnols : les repas étaient ponctués de jurons, de blagues salaces. Les Espagnols ont développé un art de l'injure, car ils n’ont pas été brimés par des normes imposées par une académie.

« L’oralisation du récit dans Pas pleurer a-t-elle supposé la maîtrise d’une écriture plus classique ? Avez-vous dû passer par une écriture plus « littéraire » (classique, écrite) avant de parvenir à écrire de cette façon ? »

Lydie Salvayre a beaucoup travaillé pour restituer le fragnol de sa mère. « Ma mère est mon premier grand écrivain » : sa mère a inventé une nouvelle langue. Salvayre a choisi, voire fabriqué, des termes de fragnol où se percevait la racine française. Son éditeur, qui ne connaissait pas la langue espagnole, a estimé que le texte était compréhensible ainsi.

« Avez-vous conservé des liens avec votre famille espagnole, notamment avec la famille de Montse ? »

Lydie Salvayre allait régulièrement en vacances à Faterella, le village de sa mère. Celle-ci y était considérée et désignée comme « la rouge ». Elle en garde un souvenir ébloui ; c’était un village paysan où il y avait encore des ânes ; elle dormait avec ses sœurs dans le grenier où séchaient des figues. À l’inverse, son père n’a pas gardé de liens avec sa famille, ce qui a contribué à sa souffrance dans son exil.

Pour terminer, Lydie Salvayre recommande une lecture : Fief de David Lopez (Seuil, 2017).

D'après les notes de Sarah Bourgoin, Sidonie Colin, Camille Mourot et Roselyne Waller, rédaction de Corinne Grenouillet