Côme de La Bouillerie soutiendra sa thèse de littérature française,...
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Ce douzième numéro des Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet, série publiée par l’ÉRITA comporte les actes d’une journée d’études organisée par Maryse Vassevière à l’Université de Paris III (« Actualités d’Aragon ») : des écrivains d’aujourd'hui, fils spirituels d’Aragon, témoignent du lien qui les unit à l’homme et à l’œuvre. Les témoignages, parfois très critiques, de ceux qui ont rencontré Aragon au début de leur carrière (Bernard Vargaftig, Marc Delouze) sont complétés par l’analyse toute personnelle de Philippe Forest : il fait l’éloge du sentimentalisme et d’une forme de féminisme aragoniens. Trois articles mettent en lumière une filiation assumée ou partiellement rejetée par des écrivains contemporains (Milan Kundera, Jacques Henric, Jacques Roubaud) Le « Dossier Elsa Triolet » s’intéresse au reportage singulier qu’Elsa Triolet réalisa du procès de Nuremberg et revient sur la réception polémique de son roman Les Manigances (1962) dans les rangs communistes. Le « Dossier Aragon » réunit plusieurs études, consacrées notamment à l’histoire de la traduction et de l’adaptation des Voyageurs de l’Impériale aux Etats-Unis (Agnès Whitfield), et à l’histoire des relations entre Aragon et Pierre Brisson du Figaro littéraire (Claire Blandin). Jean-François Gagey s’intéresse à l’écriture complexe de l’histoire dans La Mise à mort. Le « Dossier Aragon/George Besson » présente les relations d’amitiés et la passion commune pour la peinture qui ont uni pendant 40 ans l’écrivain et George Besson, collectionneur, critique d’art et collaborateur aux Lettres françaises. Une correspondance conservée à Besançon, pour une large part inédite, constituée de 14 lettres échangées entre les deux hommes est ici présentée et annotée par Marianne Delranc-Gaudric. Chantal Duverget retrace la vie et l’œuvre de ce franc-comtois d’origine qui a fréquenté les plus grands peintres du XXe siècle. Pour commander le livre aux PUS |
Michel Apel-Muller, « Retour sur Les Manigances après quarante-cinq ans »
Michel Apel-Muller revient ici sur Les Manigances dont il avait rendu compte, au moment de leur publication, dans la revue La Nouvelle critique (juillet 1962) et en reprend la lecture, tenant compte de leur réception en 1962, tout particulièrement de la polémique qui opposa Elsa Triolet à André Stil dans Les Lettres françaises et dans L’Humanité. Elsa Triolet accueillit en effet avec une très grande sévérité l’article que Stil lui consacra dans L’Humanité et répondit férocement à ses remarques. C’est que « la question du bonheur » présente alors dans les préoccupations d’Elsa remettait en question le réalisme socialiste comme fondement d’une politique culturelle « cette machine de guerre en état de marche, huilée, astiquée, prête à sortir du garage et nous passer sur le corps » : Les Manigances s’inscrivent alors comme le prolongement d’une « affaire » (Aragon), celle du Monument dont Elsa eut à souffrir en 1957. Du même coup ce livre apparaît comme un moment historique essentiel de la création chez Elsa Triolet, ainsi que semble le souligner son classement dans le premier tome des ORC, Les Manigances revendiquant une entière liberté de création qui annonce les thèses contenues dans le Discours de Prague d’Aragon. La thématique romanesque s’en trouve du coup réorientée et sa place dans l’histoire des idées renouvelée.
Daniel Bougnoux, « Aragon et les fins du roman »
Les « fins du roman » s’entendent ici en trois sens : la question de la finalité, qui recoupe donc celle de la définition d’un genre problématique ; la question de l’achèvement ou du « desinit » ; et, dans l’économie générale de l’œuvre, la place ou l’interprétation des romans de la fin : où commence exactement la « troisième période » d’Aragon et comment la caractériser ? On convoque tour à tour, pour aborder brièvement ces points, les notions d’immanence ou d’insubordination du genre romanesque, la perte d’identité et le brouillage abyssal du sujet, ou la pluralité des mondes qui rejoint le carnaval cher à Bakhtine. L’inachevé, autre catégorie majeure de l’esthétique aragonienne, renvoie à l’incomplétude cognitive du sujet historique, qui exige d’être développé, tout comme l’exige la phrase-incipit ouverte sur son avenir. Le brouillage de cet avenir dans La Semaine sainte, puis son effondrement catastrophique dans Le Fou d’Elsa, font tout le drame des écrits « anhistoriques » de la troisième période.
Marianne Delranc-Gaudric, « La Valse des juges » : Elsa Triolet au procès de Nuremberg
Elsa Triolet publie dans Les Lettres françaises des 7 et 14 juin 1946 un article intitulé « La Valse des juges », reportage sur le procès de Nuremberg auquel elle a assisté comme journaliste en mai 1946. Compte-rendu fidèle de l’interrogatoire de Baldur von Schirach (chef de la jeunesse hitlérienne, puis gauleiter de Vienne), mais aussi montage savant mettant en valeur Jacques Decour, intellectuel résistant, le reportage sort du cadre du Tribunal : la narra¬rice, laissant le hasard guider ses pas dans Nuremberg en ruines, éclaire la séance du procès par l’observation de ce qui se passe à l’extérieur ; le reportage se transforme en enquête, en témoignage sur l’Allemagne d’après-guerre, et exprime le pessimisme de l’auteur quant à une remontée possible du nazisme et à l’efficacité du procès.
Marianne Delranc-Gaudric, « Correspondance inédite Aragon-George Besson »
Cette correspondance se compose de neuf lettres d’Aragon et de sept lettres de George Besson, couvrant, de façon discontinue, une longue période allant de la fin de 1940 au début de l’année 1970. Dans ses quatre premières lettres, écrites de 1940 à 1942, Aragon raconte avec précision sa « drôle de guerre », évoque son séjour à Nice et demande ou donne des nouvelles de certains de ses amis, dont Pierre Seghers et Léon Moussinac, avec lesquels il organise la résistance littéraire en zone sud. La lettre du 30 juillet 1942 comporte un manuscrit du poème « Art poétique », dont on ne connaît pas d’autre exemplaire et qui permet d’en rétablir le texte exact. Elles témoignent aussi de l’intérêt d’Aragon pour Matisse, qui le mènera plus tard à écrire Henri Matisse, roman. La connivence d’Aragon et de George Besson est à la fois politique et artistique. Ils participent tous deux au jury du prix Fénéon, pour lequel ils se concertent. En 1953 apparaît entre eux une divergence, Aragon prenant parti dans Les Lettres françaises pour Bernard Buffet, que George Besson considère comme une sorte d’imposteur. Les choix picturaux de George Besson vont ensuite s’écarter de ceux des critiques des Lettres françaises, au point qu’il envoie à Aragon une lettre de démission le 25 juin 1969. Mais cela ne brisera pas leur amitié, comme en témoignent les deux dernières lettres de cette correspondance.
Claire Blandin, « Aragon sur les listes noires de Pierre Brisson ? »
Critique littéraire de formation, Pierre Brisson parvient à la tête du Figaro au milieu des années 1930. Il y attire une équipe d’écrivains et d’hommes de lettres qui défendent une littérature dégagée des questions de son temps. Anti-communiste convaincu, Brisson maintient également la ligne politique du grand quotidien de la bourgeoisie française. Les pages littéraires du Figaro pratiquent donc l’attaque systématique contre la littérature de l’engagé Louis Aragon. Après la Libération, les modalités de l’épuration dans le monde des lettres concentrent les divergences entre les deux hommes. Dans la correspondance et les articles, les attaques personnelles se multiplient. Elles se développent encore avec la guerre froide et les divergences de diagnostic des deux hommes sur le destin des pays communistes d’Europe de l’Est. Il faut attendre la mort de Pierre Brisson au milieu des années 1960 pour que l’œuvre d’Aragon pénètre les colonnes du Figaro littéraire.
Chantal Duverget, « George Besson, critique d’art et collectionneur (1882-1971) »
Fils d’un fabricant de pipes de Saint-Claude (Jura), Georges-François-Noël Besson vint à Paris en 1905. Photographe de talent, il rencontra Edward Steichen. En 1908, il commanda à Van Dongen le portrait d’Adèle, sa femme. Pour décorer son appartement, il fit réaliser par Bonnard La Place Clichy, en 1912 et Le Café du Petit Poucet, en 1928. Il se lia avec Francis Jourdain, Albert Marquet, Marcel Sembat, Marcel Cachin et Paul Signac dont il devint l’exécuteur testamentaire en 1935. Avec Jourdain, il fonda la revue Les Cahiers d’aujourd’hui, qui parut de 1912 à 1914, puis de 1920 à 1924. Matisse fit, en 1917 et 1918, deux versions de son portrait. Le 21 janvier 1918, Renoir réalisa celui d’Adèle. Directeur artistique des Éditions Crès de 1925 à 1932, il exerça les mêmes fonctions pour les Éditions Braun et Cie de 1932 à 1957. Membre du Parti socialiste SFIO depuis 1912, il adhéra au Parti communiste lors du Front populaire. Durant l’entre-deux-guerres, sous le pseudonyme George Besson, il écrivit dans Commune, ainsi que dans Ce Soir et L’Humanité auxquels il collabora aussi après 1945. De 1949 à 1969, il fut surtout le chroniqueur artistique de l’hebdomadaire Les Lettres Françaises, dirigé par Aragon. Le 27 juin 1963, George et Adèle Besson firent donation de leur collection qui se trouve maintenant au Musée de Besançon (Doubs) et au Musée de Bagnols-sur-Cèze (Gard). George Besson décéda à Paris le 20 juin 1971. La collection Besson reflète la vision du monde d’un critique engagé dont la devise fut : « Pour l’art, pour le peuple ».
Chantal Duverget, « Besson – Aragon, une amitié politique et artistique (1935-1969) »
Dans les années 1934-36, George Besson s’implique dans l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AÉAR). Lors de la constitution de la Maison de la Culture, rue de Navarin, le secrétaire général, Aragon, le charge d’organiser une exposition Courbet qui a lieu en juin 1936.
En avril 1935, Aragon avait écrit dans Commune le texte le plus caractéristique sur le réalisme socialiste, rejoignant Besson dans la préférence au réalisme de Courbet. Aragon devient en octobre secrétaire de rédaction de Commune et invite George Besson à y écrire de mars 1936 à juillet 1939. Dans Commune d’août 1936, Besson rendra compte des débats sur la querelle du réalisme organisés à la Maison de la Culture.
Son engagement public vaut à George Besson d’être sollicité pour écrire dans des publications liées au Parti communiste. Jusqu’en juillet 1939, ce sont au total quatre-vingt-treize articles qu’il écrira dans L’Humanité. Tout en menant de front une carrière d’éditeur et de journaliste, George Besson est présent dans les instances politiques du parti, aux côtés de son ami Marcel Cachin.
Dès l’entrée en guerre, George Besson s’était réfugié à Saint-Claude. Là, il reçoit le 20 décembre 1940 une longue lettre d’Aragon démobilisé qui lui raconte « sa » guerre et ses projets.
Sollicité par Francis Jourdain, George Besson deviendra membre du CNÉ (Comité National des Écrivains) en 1946 et le restera jusqu’en 1950. Par Aragon, George Besson est introduit dans la Société Fénéon qui récompense chaque année des artistes ou écrivains français de moins de trente-cinq ans.
Aragon l’appelle encore à ses côtés lorsqu’il redevient en 1945 codirecteur de Ce Soir. Après avoir repris en main Les Lettres Françaises en 1953, il permettra surtout à George Besson d’y assurer une chronique artistique régulière pendant vingt ans. Dans les années 50-70, Besson consacrera un grand nombre d’articles des Lettres françaises à évoquer ses souvenirs avec les novateurs de sa jeunesse : Renoir, Matisse et Bonnard.
Philippe Forest, « Aragon ou l’héroïsme sentimental »
Dans ses Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes écrit : « Discréditée par l’opinion moderne, la sentimentalité de l’amour doit être assumée par le sujet amoureux comme une transgression forte, qui le laisse seul et exposé; par un renversement de valeurs, c’est donc cette sentimentalité qui fait aujourd’hui l’obscène de l’amour. » Si Aragon choque aujourd’hui, c’est aussi parce qu’il revendique cette part de sentimentalité propre à la parole et à l’expérience humaines, qu’une doxa moderne condamne parce qu’elle y voit la forme même de l’obscène. En reprenant certaines des épigraphes –empruntées à Aragon – de son roman, Le Nouvel Amour (Gallimard, 2007), Philippe Forest propose un éloge de la sentimentalité chez Aragon.
François Gagey, « L’écriture de l’histoire dans La Mise à mort »
Aragon nous aide à penser l’histoire. D’un militant et dignitaire communiste, disparu, selon certains, avec les espoirs et les rêves trahis qu’il a taché de défendre, cela pourrait paraître surprenant. Mais par le roman, et résolument à partir de La Mise à mort, il a tenté de penser l’histoire après « l’immense divorce » entre l’idée et le réel. Parce qu’il permet justement de questionner ce divorce – c’est la question du réalisme –, le roman est la clé de la vérité historique, qui tient d’abord dans une formule simple : il ne saurait y avoir d’histoire sans hommes, il n’est d’histoire que d’hommes, pour et par les hommes écrite et dite.
Jérôme Meizoz, « Épuration et poésie : quand Cingria n’aime qu’Aragon ! »
En pleine période d’Épuration littéraire (1944-1953), une polémique sur des propos collaborationnistes implique l’écrivain Charles-Albert Cingria et Aragon. Derrière Cingria, chroniqueur à la NRF, c’est Jean Paulhan qui sem¬ble avoir été visé par Les Lettres françaises. Cette querelle permet de montrer que la logique des polarisations politiques ne suffit pas à commander les affinités dans le champ littéraire. C’est ici une conception de la poésie qui lie deux écrivains que par ailleurs tout sépare.
Reynald Lahanque, « Aragon et Kundera : la “lumière” de La Plaisanterie »
À travers la préface retentissante qu’il rédige pour la publication française de La Plaisanterie (fin août 1968), Aragon fait acte politique, criant sa colère face à l’écrasement du processus de démocratisation qui vient de survenir en Tchécoslovaquie. Saluant une « œuvre majeure », il contribue à lancer à l’étranger la carrière du jeune Kundera, qui lui en sera toujours reconnaissant. Mais cette préface confère au roman une dimension politique bientôt encombrante, et fort réductrice pour qui entend ne compter que sur la puissance propre du roman à des fins de connaissance (de l’essence des situations existentielles, et non de la “réalité”, socialement et historiquement située). Surtout, elle masquait un malentendu de fond : Aragon saluait en Kundera un cadet, un écrivain communiste devenu logiquement un réformateur du socialisme, alors que celui-ci s’était déjà éloigné de tout compromis avec la politique, pour avoir entrepris cette conquête entre toutes précieuses à ses yeux, celle du « regard lucide et désabusé du romancier ».
Jean-François Puff, « Jacques Roubaud : un “enfant perdu” d’Aragon ? »
Il existe une œuvre poétique de Jacques Roubaud antérieure à celle que le poète reconnaît comme son œuvre véritable, celle-ci ne débutant qu’en 1967, avec la publication de ∈ aux éditions Gallimard : il s’agit d’une poésie écrite dans la mouvance d’Aragon. Le jeune Roubaud est en effet influencé à la fois par la période surréaliste et par le lyrisme de la résistance ; à cela se lie son propre engagement communiste. Il publie donc des poèmes dans Europe ou Les Lettres françaises, qu’il reniera par la suite. C’est l’histoire de ces publications et de ce reniement que nous exposons ; cependant, il n’est pas possible d’en rester à des considérations purement factuelles. Le reniement ouvre un débat de poétique. Lorsque Roubaud se détache d’Aragon en effet, il le fait en revendiquant pour son propre compte la forme du sonnet, ainsi que la tradition lyrique occitane, sans en référer explicitement à son aîné. On cherche donc à exposer ce que Roubaud doit à Aragon, malgré tout, sur le point du rapport à la tradition poétique, avant de montrer en quoi il se différencie radicalement de lui.
Alain Trouvé, « Absalon ou la filiation orageuse : l’héritage aragonien dans l’œuvre de Jacques Henric »
Jacques Henric, qui appartint au groupe Tel Quel, fut l’un des fils spirituels d’Aragon avant de rompre spectaculairement avec lui au début des années 1970. Cette rupture orageuse, à la fois littéraire et politique, à la mesure peut-être d’une révolte un temps partagée, ne signe pas un effacement de la figure du Père. On peut suivre dans l’œuvre du cadet la permanence de la trace aragonienne sous deux formes. Les essais, au gré du mûrissement de leur auteur, ajoutent ou substituent à la charge, à la vision sélective dédaignant l’Aragon postsurréaliste, une réévaluation de l’œuvre saisie dans sa globalité. Dans les romans se fait jour une relation plus profonde et plus intéressante. L’invention d’un personnage de fiction, l’Absalon de Adorations perpétuelles, condense par exemple l’image du Père avec lequel on règle encore des comptes idéologiques, et celle que l’on continue d’aimer secrètement au point de chercher peut-être inconsciemment à l’imiter. Le traitement de cette figure fait en effet écho à certaines des inventions de Théâtre/Roman : récit spéculaire, transposition de la scène théâtrale dans la scène romanesque, méditation renouvelée sur les pouvoirs de la littérature.
Maryse Vassevière, « La filiation Aragon »
La question de « l’héritage » ou de l’« actualité d’Aragon » est posée en termes de filiation, de façon à l’aborder à la fois d’un point de vue scientifique, celui de la place d’Aragon dans le champ littéraire (la logique et la quête de la modernité littéraire du directeur des Lettres françaises à la fois dans un statut de père par rapport aux jeunes écrivains et de pair), et d’un point de vue plus affectif, celui des auteurs eux-mêmes qui ont pris la parole pour évoquer le souvenir de leur compagnonnage avec Aragon. Ce phénomène de filiation littéraire va engendrer des écritures croisées, dont le double exemple de Lionel Ray et de Jean Ristat est ici brièvement évoqué.
Agnès Whitfield « La traduction américaine des Voyageurs de l’Impériale »
Cet article examine les différents enjeux sociaux et esthétiques de la traduction américaine des Voyageurs de l’Impériale, partant du point de vue du projet médiateur de la traductrice elle-même, Hannah Josephson. Correspondance et autres documents à l’appui, A. Whitfield cherche, dans un premier temps, à cerner en fait qui était Hannah Josephson, quels ont été ses antécédents sociaux et professionnels (et vraisemblablement ses valeurs), comment elle a envisagé son rôle comme traductrice de ce texte d’Aragon, et dans quel esprit elle a entrepris le transfert linguistique et culturel du texte. Il faut dire que la formation de Josephson comme journaliste, sa connaissance du milieu éditorial new-yorkais, sa compréhension des grands thèmes du roman américain de l’époque et sa familiarité avec les tensions au sein de la gauche américaine ont tous conditionné l’accueil qu’elle a fait elle-même du livre ainsi que ses objectifs comme traductrice médiatrice. On en voit une certaine expression concrète dans la façon dont Josephson positionne Aragon comme écrivain français engagé dans son article « Poet of the War », paru en septembre 1941 dans Saturday Review of Literature, ainsi que dans la réception effective de la traduction.
Cette mise en contexte permet de mieux comprendre, dans un second temps, les décisions de Josephson sur le plan autant des choix de vocabulaire et de syntaxe, que des procédés de resserrement (coupures et élagage du texte). Il est évident que Josephson ne concevait pas son travail de traduction comme une simple opération de transfert linguistique. Son objectif principal était d’assurer le succès autant commercial que critique du livre d’Aragon aux États-Unis et elle était bien placée pour comprendre les enjeux esthétiques et sociaux du passage du livre vers le public américain. Cette hypothèse est confirmée par l’analyse de ses principales stratégies de traduction (adaptations culturelles, raccourcis, élagages, traitement des dialogues). Tout en restant très respectueuse du texte de départ, Josephson n’hésite pas, en consultation avec l’auteur dans la mesure du possible, à faire valoir ses propres talents de “editor” au sens américain de réviseur, ni à jouer un certain rôle, une fois la traduction publiée, dans la promotion du livre. En conclusion, cette façon d’aborder la traduction américaine des Voyageurs de l’Impériale permet de mieux dégager à la fois les lignes de force de la traduction, et le type de lecture qu’elle propose de l’œuvre.
Lorsqu’en 1907, Octave Mirbeau fait paraître La 628-E8, récit d’un voyage en automobile à travers l’Europe, il suscite aussitôt le scandale : un chapitre consacré à la mort de Balzac – qui sera retiré –, un éloge des Allemands, au moment où le patriotisme est devenu nationalisme, une célébration, futuriste, de la vitesse et de sa violence. S’achevant à Strasbourg, ce récit de voyage a réuni, cent ans après, à l’Université de Strasbourg, une trentaine de chercheurs, pour les uns spécialistes de Mirbeau, pour les autres, comparatistes ou historiens d’art. L’œuvre européenne de Mirbeau a ainsi trouvé sa place, à la frontière des pays et des genres. |
Table des matières
Éléonore Reverzy & Guy Ducrey • Introduction
I – POÉTIQUE DU RÉCIT DE VOYAGE
Gérard Cogez • La 628-E8 : digressions critiques et dérapages contrôlés
Jacques Noiray • Formes et fonctions de l’anecdote dans La 628-E8
Sándor Kálai • Le déchiffrement du monde en auto : enquête et récit dans La 628-E8 de Mirbeau
Bertrand Marquer • L’illicite transporteur de fonds
Éléonore Reverzy • La 628-E8. Poétique de l’analogie
Arnaud Vareille • L’Émotion lyrique dans La 628-E8
II – ESTHÉTIQUE DU VOYAGE
Lola Bermúdez • Les Pays-Bas dans La 628-E8
Gwenhaël Ponnau • Haro sur la Belgique ? Les Amoenitates Belgicae de Mirbeau
Guy Ducrey • Voyage en Europe, impressions d’Afrique
Noëlle Benhamou • La 628-E8 sur les chemins de la prostitution européenne : de l’étape au tapin
III – MIRBEAU, LA VOITURE ET LES ARTS
Emmanuel Pollaud-Dulian • Gus Bofa et la publicité Charron Limited
Aleksandra Gruzinska • Fragments d’une amitié. Octave Mirbeau, Claude Monet et Théodore Robinson
Yannick Lemarié • La 628-E8 et le cinéma : un art du montage
Anne-Doris Meyer • Octave Mirbeau et les musées
Mathieu Schneider • La géopolitique musicale d’Octave Mirbeau
Nicolas Malais • La 628-E8 par ses exemplaires les plus remarquables
IV – CONFRONTATIONS ET RÉCEPTIONS
Claude Leroy • 1907 vue de 1908 ou les secrets de la beauté future
Anita Staron • Octave Mirbeau et Leo Belmont – Un dialogue à distance
Paul Aron • De La 628-E8 d’Octave Mirbeau à La 629-E9 de Didier de Roulx
Céline Grenaud • Octave Mirbeau et Romain Rolland : une dynamique du dépassement
Jelena Novakovic • La vitesse dans La 628-E8 de Mirbeau et L’homme pressé de Paul Morand
V – DISCOURS CRITIQUE ET POLITIQUE
Reg Carr • Octave Mirbeau et Herbert Spencer, affinités et influences
Marie-Françoise Melmoux-Montaubin • Impressions de littérature en automobile
Christopher Lloyd • Mirbeau et le discours anticolonialiste dans La 628-E8
Robert Ziegler • Le personnage de Weil-Sée dans La 628-E8
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Bernard Vargfatig,L'Aveu même d'être là, coffret livre-dvd contenant le film de Valérie Minetto écrit par Cécile Vargaftig : Dans les jardins de mon père, Au Diable Vauvert, 2008 |
« Faire que le geste donne sens aux sons, et faire que les sons impriment le geste comme, par exemple, dans l'effort, et que ce soit une seule et même chose, c'est aller au surgissement même de la langue, à son premier apprentissage, à ce qui tremble, à cette façon là de prendre conscience de soi en prenant conscience de l'Autre. »
Bernard Vargaftig, L’Inflexion
«J’écris ce qu’est vivre». Cette phrase prononcée par Bernard Vargaftig résonne, au coeur du film de Valérie Minetto, comme l’affirmation qui définit le plus justement le travail de ce poète « vivant » qu’il cherche à être, et peut-être aussi le plus exemplairement la tâche de tout grand artiste . Ecrire non pas seulement la vie, mais écrire « ce qu’est vivre ». Vivre, intransitivement. Et vivre, Bernard Vargaftig ne le peut que par un aveu qui résume, dans un vers qui donne aussi son titre à ce livre, toute une part de son oeuvre : « L’aveu même d’être là » . Et qui n’entend pas déjà dans «l’aveu » un écho sonore si proche de « la vie » ?
Aveu, nous dit le Trésor de la Langue Française, signifie révéler quelque chose de caché, d’ignoré, une chose qu’on a besoin de dire à autrui. Et nous touchons ici à deux dimensions fondamentales de l’activité poétique, lesquelles prennent dans l’œuvre de Bernard Vargaftig une force toute particulière. Le poème a tout d’abord partie liée au secret. Il engage en aval, pour chacun de nous, un second apprentissage de la lecture à même de sentir et de trouver dans les formes, les rythmes et les sons, un sens qui n’est pas seulement dans la signification des mots. L’aveu n’est pas qu’un mot-valeur dans la poésie de Bernard Vargaftig. Il est, avec le secret de l’enfance, tout le sens de son chant. Car le secret est aussi, en amont, ce que le monde de l’enfance a construit et que le poète cherche obstinément à découvrir. Baudelaire écrivait que « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté » . Bernard Vargaftig est l’un de nos grands poètes de l’enfance. Le poème, comme l’aveu, est ensuite adressé. Il existe par et pour les autres, aussi parce qu’il contient les autres en lui. Il tient sa valeur de la vie des autres hommes dans un monde déterminé, une histoire inséparablement individuelle et collective. Comme le dit si bien Bernard Vargaftig, « il n’y a pas d’artiste qui soit dégagé ». L’aveu d’un poète concerne tous les hommes. Sinon, il n’est pas un poète.
L’aveu, nous dit encore le dictionnaire, est souvent une faute qu’on doit « avouer ». La notion de faute et le sentiment de culpabilité qui lui est associé, avec leurs valeurs morale et religieuse, sont très étrangères à l’oeuvre et à la pensée de Bernard Vargaftig. Loin de lui la culture de la plainte ou la sacralisation des larmes. Pour le poète, l’objet de l’aveu est tout simplement – il faudrait dire terriblement – la stupeur d’exister. L’étonnement, de tout instant, la stupéfaction d’être encore là, d’avoir échappé au destin promis à des millions de juifs dans le crime de masse le plus impensable du XXème siècle, tel est l’un des objets de cet aveu qui a trait au plus intime d’une histoire personnelle et qui, par le poème, vaut pour toutes les vies. Celles qui ont été prises, et les nôtres, encore aujourd’hui. Car cet aveu d’être au monde, dans un monde qui met l’homme face à l’énigme d’exister, n’est jamais un aveu pour soi. Il existe dans le partage et la confiance d’une écoute. Et c’est alors qu’il peut épouser la forme même de l’aveu d’aimer « Et le plaisir d’être ». Bruna sera le nom de cet aveu.
A cet « aveu même d’être là », dont une oeuvre poétique riche et abondante, de haute exigence, a déployé la matière sonore dans une trentaine de livres , un film est venu donner corps. Et il faudrait dire tout de suite un autre corps, un nouveau corps. Car le corps vivant du poète que nous voyons et écoutons dans l’oeuvre cinématographique de Valérie Minetto est d’une nature bien différente de celle que nous appréhendons dans notre expérience subjective de la lecture. Nous ne confondons plus, au moins depuis Proust, le sujet biographique et le sujet du discours. Mais dire cela ne doit pas signifier que ce film serait seulement un documentaire consacré au poète Bernard Vargaftig, avec sa valeur de témoignage, et le demi siècle d’histoire dont il rend si justement compte. Il est bien sûr cela, et plus que cela. Il est, à sa propre façon, le corps vivant du poème.
Il l’est d’abord par tout ce que son titre signifie, si riche et si exact, avec sa belle simplicité : Dans les jardins de mon père. Une enfant, devenue adulte, entre dans les jardins secrets d’un père « faiseur de vers ». Et c’est déjà une très belle histoire qui commence, l’histoire de l’histoire d’une vie, celle d’un « cadeau » qu’on se fait « entre vivants », ainsi que le dit Cécile Vargaftig. Car il faut voir ce film comme un geste éthique, le don d’une fille à son père, un geste d’amour aussi, par lequel ce que l’on offre est donné en partage à tous les « vivants ». On sourira certainement à l’idée que les spectateurs font partie du cadeau, mais il y a quelque vérité à soutenir que la présence de Cécile devant la caméra rend possible une identification imaginaire du spectateur à la narratrice, et crée ainsi une forte intimité, bien réelle, entre le poète et nous. Un poète nous parle et nous regarde. Il devient corps et voix. Un autre corps et une autre voix que ceux du seul poème. Mais, énigmatiquement, l’autre et le même. Et nous le voyons désormais à travers le double regard de la caméra et de Cécile. Un regard chargé de pudeur et de respect, d’attention et d’admiration.
Un corps vivant, ce film l’est aussi dans sa construction et son rythme propres. Une écriture, tout autant musicale que plastique, invente sous nos yeux un poème du poème, un poème de la vie, et une écoute de cette vie. L’admirable travail de Valérie Minetto a consisté à inventer des rapports de sens, toujours justes, riches et profonds, entre les images et l’œuvre du poète, entre la musique et la voix vivante du poème. L’extrême rigueur du montage élève le film au niveau d’une véritable lecture-écriture de l’œuvre poétique. Et cet événement rare qui consiste à donner du sens au sens, à inventer une nouvelle signification à une oeuvre, n’a été possible, croyons-nous, que parce que Cécile Vargaftig et Valérie Minetto se sont instituées en sujets. Sujets libres d'une création autonome. Sujets de l'art. Mais parce que le film est un passage et une traversée du poème et de la vie, il faut assurément commencer par le poème. Il reste premier. Comme le langage qui est le premier interprétant de notre monde et de l’art et dont le poète ne cesse de rappeler qu’il fonde l’humanité. Ce n’est qu’après avoir éprouvé, dans la lecture personnelle, la richesse et la beauté du poème, que le film délivre pleinement sa matière céleste, « Les forêts magnifiques du ciel » .
L’œuvre en mouvement
« Tout le passé se lit comme on lit un poème »
Louis Aragon
Lire et voir les poèmes avant de voir et d’entendre le film. Voilà ce que permet ce livre. L’histoire d’une vie est l’histoire d’une œuvre. Et il faut, je crois, lire d’abord les poèmes du début, observer l’espace et le temps magiques de la naissance d’un poète, d’ « un grand poète » qu’Aragon a reconnu le premier . Lire est tout autant un travail des yeux qu’une écoute intérieure. Paul Claudel avait donné un titre admirable à un essai qu’il a consacré à la peinture : L’œil écoute. Le paradoxe de cette activité définit la banalité de toute lecture, sans même qu’on le sache. La seconde partie de L’aveu même d’être là a la vertu précieuse de rassembler un choix de poèmes qui suit l’ordre chronologique de l’œuvre. Le lecteur peut ainsi voir l’évolution des formes et suivre la transformation d’un langage. Il pourra aussi en écouter la voix vive grâce aux « bonus » du dvd, et, pourquoi pas, suivre des yeux ce qu’il entend. Soulignons que la sélection des textes est un parcours qui ne relève pas d’un choix délibéré du poète. C’est un itinéraire possible, parmi d’autres, dans lequel on ne cherchera ni la vérité, ni la valeur de l’œuvre poétique de Bernard Vargaftig. Celles-ci ne peuvent être approchées que dans l’unité du livre de poèmes, dont Eclat & Meute, ici réédité, offre l’illustration, et dans la succession des livres qui fait seule le mouvement de l’œuvre. Mais comme chaque poème et chaque fragment sont déjà un mouvement, des lignes de force apparaissent, un visage prend corps et c’est alors comme un corps qui voyage.
Le voyage commence en sortant de chez soi, en ouvrant simplement une porte. La poésie est opiniâtrement ouvrante chez Bernard Vargaftig. Ni l’ouvreuse, ni l’ouvroir d’une certaine poésie contemporaine, mais un ouvrir sans cesse recommencé, comme l’agir infini du langage. Il est beau que le premier poème soit ici comme un symbole pour toute l’œuvre : « Ouvre-toi comme j’ouvre ma porte sur la ville, / Ouvre-toi comme une histoire : les enfants jouent ». La reprise en refrain dans la dernière strophe (« Ouvre-toi, mon quartier, comme un oiseau ses ailes ») fait du poème un chant à la beauté de la ville et au « monde fragile » de l’enfance, entre modernité et mélancolie. D’une certaine façon, on pourrait dire que bien des choses sont déjà là : l’attention aux éléments les plus concrets dans une prosodie très travaillée qui manifeste la vie de la matière par les sons (« Murs que mouille le lierre et fenêtres murées » ) ; l’ouverture du poème à l’autre et aux autres, enfants et amoureux dessinant les deux pôles primitifs d’un lyrisme que le poète renouvellera ; l’importance de la comparaison par « comme », à contre-surréalisme et contre-métaphore, ce « comme » dont Bernard Vargaftig fera un système de toute son œuvre ; enfin un mouvement de chute (« gouttières qui chancellent ») et de disparition, continûment compensé par une relance et une ouverture infinies. Il n’est pas jusqu’à cette injonction, « Ouvre-toi comme une histoire », qui ne préfigure l’importance du « récit » dans les poèmes de Bernard Vargaftig. Et que dire de ces « carrés chiffrés » qui « mènent en Paradis », sinon qu’ils allégorisent peut-être, derrière les jeux de marelle de l’enfance, le chiffrage méticuleux des poèmes auquel le poète s’adonnera. Contre « le jour » qui « disparaît / Trop vite », Bernard Vargaftig ne sait pas encore qu’il lui faudra inventer une alchimie de l’espace et de la vitesse pour naître « chaque matin ». Un poème en sait plus que le poète sur lui-même. La prophétie y est ordinaire. C’est toujours ce qui suit qui donne sens et valeur à ce qui précède. […]
Voir la recension de Laurent Mourey sur le blog de la revue Résonance Générale.
L’aura que la figure du médecin a acquise au XIXe siècle (l’homme de science y faisant office de nouveau prophète), participe d’une construction mythique moderne que le docteur Jean Martin Charcot a illustrée et promue comme d’autres avant lui. Les romans de la Salpêtrière expose en quoi la réception – tronquée et partisane – de l’oeuvre du célèbre neurologue sert de point d’ancrage à l’image de la science diffractée dans la littérature fin de siècle. Bertrand Marquer interroge en effet comment, autour du réputé professeur, la pratique expérimentale et les discours sur l’hystérie ont influencé un imaginaire ; mais aussi quel rôle a joué l’action conjointe de l’idéologie, de la technique et de la rhétorique dans l’élaboration d’une représentation fantasmée du «maître de la Salpêtrière». De fait, la scénographie médicale dont le grand clinicien est le principal acteur a suscité moult échos esthétiques et littéraires. De nombreux romans reflètent la diversité des postures adoptées : le naturalisme anticlérical (Zola, Lemonnier, Claretie, Daudet) côtoie la fantasmagorie clinique (Maupassant, Mirbeau, Lermina, Lorrain, Rachilde), voire un mystère religieux renouvelé (Huysmans, Villiers de l’Isle-Adam). Exhumant une littérature aujourd’hui oubliée (Hennique, Nizet, Trézenik, Lesueur, Germain, Dubarry, Epheyre…), cet essai dégage les substrats éclairants qui ont nourri des oeuvres désormais considérées comme «classiques».
Parce qu’elle offre un plaisir littéral, celui du récit, et promet en même temps un sens dissimulé
sous la séduisante enveloppe de la fable, l’allégorie prend place au plus près des formes romanesques.
Elle ne doit pas être entendue seulement sur le plan stylistique, mais comme une figure
qui structure en profondeur les Rougon-Macquart et sollicite ainsi le lecteur. Eléonore Reverzy
montre en effet comment Zola se bat avec l’idée ou plus exactement avec les formes qu’il choisit
pour en concrétiser la mise en intrigue. La question de la clarté s’avérant particulièrement
riche d’implications pour l’esthétique naturaliste, l’allégorie est interrogée comme un facteur de
lisibilité. Et là où le romancier déclare que ses personnages «racontent le second Empire, à l’aide
de leurs drames individuels», La Chair de l’idée expose la manière dont la construction allégorique
se déploie dans divers champs: l’histoire, dont l’écriture motive les grands déplacements
analogiques, la philosophie ou l’éthique zolienne qui justifient le recours à de multiples procédés
d’incarnation, enfin la représentation de la création artistique. Aussi, est-ce un roman «pensif
» que cet essai fait le pari de lire dans les Rougon-Macquart.
« L’ouïe éblouie illumine et terrifie. Étrangère à toute langue, elle ne comprend pas les mots, seulement les sons. J’écris en cordée avec elle. Son écoute extrême me guide, me souffle le château, phrasé par phrasé. Elle fait de moi cette pianiste de mots qui trait les pis des sons. Selon les variations d’intensité de sa clairaudience, parfois très douce, parfois spasmodique, cruelle, prédatrice, je devine si les rapports entre mes rythmes sont justes : s’il me faut m’arrêter ou chercher encore, élaguer, excaver, travailler la transe enfantine de mon Sprechgesang, pour descendre jusqu’à cet infrason que l’ouïe éblouie me prédit de son trou de souffleur. Il y a tout au fond un anneau serti de sons autour duquel il faut tourner, derviche en combustion » |
Le beau, a dit Baudelaire, est toujours bizarre. Ce que nous ressentons à la découverte d’une voix vraiment nouvelle en poésie, c’est d’abord le trouble que nous cause l’entrée dans un univers sonore et verbal qui ne ressemble à aucun autre. Et c’est bien ce trouble rare qui s’empare de nous à la lecture du premier recueil de poèmes de Michèle Finck. Longuement mûrie (on a pu lire des poèmes de Michèle Finck dans les meilleurs revues de poésie depuis vingt ans), cette poésie se tient au plus près du mystère du souffle et de la voix. Elle cite parfois (Rilke), ne cache pas ses filiations essentielles (Trakl), mais elle n’imite rien ni personne, et surtout pas les poètes dont l’auteur, qui enseigne la poétique à Strasbourg, a été la patiente et subtile commentatrice : rien qui rappelle Yves Bonnefoy, par exemple. Michèle Finck a trouvé sa manière à elle d’affronter le défi du poème : en tendant l’oreille et en saisissant la chance de parentés insoupçonnées entre les mots, par la magie du son. Il y a quelque chose de très purement enfantin dans cette façon de réinventer le monde en jouant sur les sonorités des vocables, ou de le peupler de créatures qui doivent tout à la magie d’un nom : de quel roman jamais écrit Élisabeth Églisevide est-elle l’héroïne ? Quelques phrases lui assignent en tout cas pour demeure ce sanctuaire de l’âme moderne dont le dieu se nourrit d’absence. Ces jeux pourraient être gratuits : il n’en est rien. Voici le langage à l’état naissant. Voici l’extase antérieure aux significations mortes qui encombrent notre cerveau. La moindre page de ce livre (ponctué de gouaches de Coline Bruges-Renard) vous convaincra que, par-delà leur innocence menacée, de tels poèmes sont gorgés d’expérience, au sens blakien du terme. La musique y est présence charnelle, bouleversement de tout l’être. Ce qui déplaira aux adeptes de notre postmodernité exsangue, c’est justement cette manière de saisir la chance musicale des mots pour retrouver une forme de confiance dans le langage : confiance pourtant non pas « aveugle», mais vigilante, les yeux (et les oreilles !) grands ouverts. Poésie et musique ici célèbrent de nouveau leurs noces mystiques, splendides et troublantes. Jusqu’à l’éblouissement. Jusqu’à l’illumination. Jusqu’à l’enchantement ».
Extrait :
La musique était-elle infinie ? L'avons-nous notée toute
Pour le silence de ronce qui sépare les mots?
Les sons s'agenouillaient-ils jadis dans les cœurs
Comme des saints couchés à même la pierre ?
Ou n'avons-nous jamais cru qu'aux têtes ?
À leurs traces de bêtes dépecées à même la bouche ?
C'est le soir. Le noir de l'œil grandit dans l'oeil. On saigne.
L'oreille repose au fond de nous comme un barbelé arraché
À l'âme. Oreille, ô mère d'autrefois, écoute la langue
Qui entre en toi et en moi comme le pain de mémoire. Romps
Ce pain en signe de la musique qui a failli.
Michèle Finck
Pour visiter le site de l'éditeur de Michèle Finck : Voix d'encre (BP 83, 26 202 MONTÉLIMAR, Cedex)
Peu d'écrivains du vingtième siècle se sont impliqués autant qu'Aragon dans le champ politique. Il exerça des responsabilités directes non seulement au Parti Communiste Français, mais aussi au sein du groupe surréaliste, puis dans le cadre de nombreux mouvements et initiatives antifascistes, dans l'organisation de la Résistance, au Mouvement de la Paix, etc. Il intervint dans la politique culturelle en tant que secrétaire des Maisons de la culture, membre dirigeant du CNÉ et directeur des Lettres françaises de 1953 à 1972. Journaliste militant à L'Humanité, La Littérature internationale, Commune ou Ce Soir, Aragon devint à la fois un repère et une cible dans le combat politique. |
Recherches croisées Elsa Triolet / Aragon, présentation, p. 1
APPROCHES GÉNÉRALES
Reynald LAHANQUE, Critique de la déraison politique
Edouard BÉGUIN, Aragon Stalinien ou comment lire l'illisible
Maryse VASSEVIÈRE, L'écriture de l'histoire
Marianne DELRANC-GAUDRIC, Elsa Triolet et la vision politique d'Aragon
Valère STARASELSKI, C'est la faute à Diderot
ARAGON DANS LE CHAMP POLITIQUE
Dominique DESANTI, Aragon surréaliste politique
Nathalie RAOUX, Louis Aragon, directeur des Editions du 10 mai ?
Carole REYNAUD-PALIGOT, Aragon entre surréalisme et politique
Philippe FOREST, Aragon / Tel Quel : un chassé croisé
Sidonie RIVALIN et Luc VIGIER, Aragon et Gide : regards croisés sur 1936
Suzanne RAVIS, « Capitulez, cher camarade ». Lectures de la voix politique d'Aragon en 1963
REPRÉSENTATIONS DU POLITIQUE
Angela KIMYONGÜR, Nouvelle occupation, nouvelle résistance : Aragon et la poésie nationale pendant la guerre froide.
Wolfgang BABILAS, Questions d'une esthétique de parti dans Les Yeux et la mémoire
Corinne GRENOUILLET et Patricia RICHARD-PRINCIPALLI, Déterminations politiques de l'écriture du peuple chez Aragon
Cécile NARJOUX, Énonciation et dénonciation dans Les Communistes d'Aragon ou « l'apocalypse des croyances »
Daniel BOUGNOUX, Staline, Hamlet et Caroline-Mathilde dans la chambre obscure
Jean ALBERTINI, Aragon historien de l'URSS à travers l'Histoire parallèle
PRÉSENTATIONS DES AUTEURS
Introduction : Gisèle Séginger
UNE POÉTIQUE DE L’ÉCRITURE : PROCESSUS ET PROGRAMME
Henri Mitterand , « Retour aux origines. Les notes préparatoires des Rougon-Macquart »
Auguste Dezalay , « La notion de programme et les hasards de l’invention chez Zola »
Kajsa Andersson , Université d’Orebro (Suède), « La Joie de vivre : du document humain au récit »
Charles Grivel , « Zola : photogenèse de l’œuvre »
Olivier Lumbroso , « L’espace au fil du plan : l’assemblage des lieux dans les dossiers préparatoires des Rougon-Macquart»
Rae Beth Gordon , « La mécanique de l’inconscient et la mécanique de l’écriture »
Intertextualité et génétique : écritures et réécritures
Kelly Basilio, « Genèse biblique, genèse zolienne »
Eléonore Reverzy, « À l’exemple des Bonaparte. La Fortune des Rougon : genèse des Origines »
David Baguley , « La Débâcle : roman de (la) guerre »
Jean-Pierre Leduc-Adine, « Un porche : Le Rêve »
Jean-Louis Cabanès, « Les chevelures de légende dans Le Rêve et Violaine la chevelue »
Tohariko Terada, « La représentation des saints dans Le Rêve : de La Légende dorée au stéréotype ».
Colette Becker, « De la Vénus de Gordes à la Vénus du Pont-Neuf – Jeux de réécriture »
Noriko Yoshida, « Zola et Berthe Morisot : une remarque sur la genèse d’Une Page d’amour »
Ai Hayashida, « Le sacrilège de l’athéisme tranquille : les transformations du jardin de La Conquête de Plassans »
Génétique et poétique du texte - Les métamorphoses du récit naturaliste (Gisèle Séginger)
Ai Takahashi, « Un système d’oppositions. La Bête humaine : genèse de trois personnages : Séverine, Flore, Philomène. »
Gisèle Séginger, « Savoirs à l’œuvre : les métamorphoses du train – La Bête humaine et Lourdes »
Jacques Noiray, Un personnage disparu de Paris : "l’homme des foules" »
Sophie Guermès, « Poétique et génétique du drame passionnel dans Rome : vers un élargissement du naturalisme ? »
Béatrice Laville , « L’écriture de l’utopie dans les Évangiles : texte et avant-texte »
Introduction par Gisèle Séginger
L’ensemble des études réunies dans ce volume se propose de définir quelques-unes des règles qui orientent l’invention et l’élaboration de la fiction zolienne. En amont du texte publié, il s’agit de pénétrer dans le laboratoire de l’œuvre et d’explorer les dossiers préparatoires, dossiers de genèse volumineux chez Zola, qui témoignent de l’importance du travail – de la programmation et des hésitations, des lectures et des enquêtes - d’un écrivain qui publiait pourtant à bon rythme. En effet, à partir du cycle des Rougon-Macquart le matériau génétique est abondant et diversifié : ébauches, notes de lecture et d’enquête, plans détaillés des chapitres (généralement deux plans), à quoi il faut encore ajouter, les listes de titres, les fiches des personnages, et aussi parfois des coupures de journaux.
Contre l’idéalisme des théories de l’inspiration, contre la conception d’un texte clos sur lui-même, achevé, coupé du mouvement qui l’a produit et comme projeté désormais dans une intemporalité, la génétique s’appuie sur ces traces matérielles d’une histoire, d’une temporalité du travail pour construire ce que Raymonde Debray-Genette a appelé une « poétique de l’écriture », en la distinguant de la poétique du texte achevé. Et pour cela, elle insistait sur la nécessité de penser la génétique moins en termes d’évolution, de progrès, qu’en termes de différenciation et de transformation afin de lui « accorder sa propre poétique », et de libérer celle-ci d’une perspective téléologique qui fait du texte une réalisation parfaite et achevée d’un mouvement strictement finalisé. La génétique reconnaît un intérêt au travail en lui-même – et pas seulement parce que le travail prépare le Texte car alors un jugement de valeur opposerait l’imperfection des étapes préparatoires à la perfection du Livre. La génétique a délimité son champ en remettant en cause avec vigueur le fétichisme du texte.
Sans toujours adhérer à tous les postulats qui ont conduit à cette réévaluation défavorable au texte, les articles réunis dans ce volume reconnaissent néanmoins que le travail – enquête, documentation, invention et construction, rédaction – ce que l’on appelle l’écriture, peut constituer en soi un objet d’étude sans pour autant dévaloriser le texte – autre objet d’étude. La poétique de l’écriture présente incontestablement des particularités qui la différencie de la poétique du texte puisqu’elle porte en fait sur plusieurs textes provisoires et de nature différente éventuellement (ébauche, plans, brouillons). Mais la poétique de l’écriture peut aussi être utile pour comprendre l’élaboration, dans les hésitations, les revirements - nombreux chez Zola – de ce qui sera finalement la poétique du texte publié. Il n’est pas question ici de revenir sur ce qui me semble un acquis majeur de la génétique – l’étude du travail et le refus de la téléologie – mais de placer, pour cet ouvrage du moins, au centre de nos étudesla relation entre une poétique de l’écriture – celle de Zola – et une poétique du texte zolien dont certains articles montreront qu’elle se transforme d’ailleurs d’un cycle à l’autre, et qu’il ne faut pas oublier que Zola n’est pas seulement l’auteur des Rougon-Macquart (1870-1893).
Le travail par cycle – une particularité de Zola, auteur aussi des Trois Villes (1893-1898) et des Quatre Evangiles (1898-1903) – nous obligera à tenir compte d’une part d’une dynamique à l’œuvre dans le passage d’une série à l’autre, et d’autre part, à l’intérieur d’une même série, à tenir compte d’une relation entre la partie et le tout, entre un roman et son cycle dont il peut modifier quelque peu, comme nous le montrera l’exemple de La Bête humaine, la programmation. C’est dire qu’à l’intérieur même d’un cycle l’étude du travail que Zola accomplit construire un roman devra prendre en compte non seulement les dossiers préparatoires de ce roman aussi des imprimés : les romans antérieurs, déjà publiés.
Généalogie et génétique
C’est dans les années 1868-1869, alors qu’il réfléchit sur la composition d’un cycle, qui s’organisera comme une Histoire naturelle et sociale d’une famille au XIXe siècle, que Zola prend alors des notes sur quelques ouvrages scientifiques – la Physiologie des passions de Letourneau, les travaux sur l’hérédité du docteur Lucas – qui lui fourniront des modèles d’intelligibilité, des savoirs susceptibles de forme et vraisemblance à la fiction. Son « Résumé des notes » montre déjà le recyclage fictionnel de la science, la transformation génétique des données scientifiques en savoirs, et la production d’une logique romanesque : « Innéité et hérédité dans le physique et dans le moral. Les constitutions de famille commencent par un individu. […] Il faut qu’il y ait dans mon œuvre des maladies héréditaires, tuant deux ou trois de mes personnages. » Dans le premier roman du cycle, Adélaïde Fouque – l’aïeule au « cerveau fêlé », épouse de Rougon et maîtresse de Macquart, la « bête caressante qui cède à ses instincts » – sera, en effet, à l’origine d’un détraquement qui affaiblit toute la famille et qui se manifestera diversement – hérédité oblige – selon les cas.
La génétique zolienne permet d’étudier dans les notes préparatoires des Rougon-Macquart la programmation d’un cycle fictionnel dont la genèse et les transformations d’une famille constituent le sujet. Balzac voulait faire l’histoire des mœurs de toute la société de son temps, Zola limite d’un côté son champ d’observation (centré sur une famille) mais pour l’ouvrir d’un autre côté – celui de la diachronie – par une logique généalogique. Ce temps de la production du texte et de ses transformations dont le généticien fait son objet d’étude n’était-il pas déjà le sujet même de l’œuvre zolienne ? Le romancier est l’historien des métamorphoses d’une famille. Le généticien fait la généalogie du cycle et de ses textes (en étudiant les étapes de leur production). Mais ajoutons qu’il fait aussi l’archéologie de ses fondements épistémologiques, découvrant – des notes aux plans – l’élaboration d’une logique fictionnelle et d’une interprétation du monde qui renvoie à l’organisation d’un espace de savoir.
Les plans préparatoires du cycle, les « Notes générales sur la nature de l’œuvre » ou « sur la marche de l’œuvre » permettent de reconstruire la genèse d’un cycle qui raconte « la genèse des Origines », selon la formule d’Eléonore Roy-Reverzy, et de comprendre la poétique d’une programmation qu’étudie Auguste Dezalay – « poétique de groupe » qui influe sur la genèse des romans particuliers. Pour cela il est bien évidemment important de réfléchir d’abord – comme le fait Henri Mitterand – sur l’organisation de l’avant-texte, cet objet d’étude que construit le critique à partir des matériaux génétiques dont il dispose et qu’il classe pour reconstituer une genèse cohérente du cycle. L’œuvre romanesque de Zola, au fond, nous apprend – ce que défendent les généticiens – que l’élément issu d’une généalogie se comprend autrement – sinon mieux – dans la perspective d’ensemble de sa lignée : l’individu dans sa famille comme plus tard pour les généticiens le texte publié dans l’ensemble des états successifs qui en ont permis la production. L’histoire naturelle d’une famille et la génétique littéraire appartiennent incontestablement à la même épistémè. Ce volume nous permet donc d’étudier – et l’article d’Auguste Dezalay le montre bien – tout à la fois le travail de Zola dans son mouvement et de revenir sur les fondements mêmes de la génétique, sur les présupposés, en particulier sur la notion de « programme ». Il faut alors ne pas oublier que la génétique étudie non seulement la programmation mais aussi les hasards qui font bifurquer le texte, les voies empruntées puis abandonnées. D’un côté elle classe et ordonne en distinguant les étapes pour construire l’avant-texte – dont le terme dit bien qu’il est quand même finalisé, orienté vers le texte – tout en résistant à la tentation d’une finalisation stricte, téléologique, qui n’accorderait pas de valeur, pas d’intérêt aux essais abandonnés. Malgré l’écriture auto-injonctive de Zola dans l’Ébauche – « Je voudrais », « Mettre », « J’aurai » – la planification n’empêche nullement d’une part une prospection et d’autre part une ouverture de l’endogenèse (les transformations du texte zolien par un travail d’élaboration interne de la fiction) sur l’exogenèse (l’interférence d’autres textes, d’autres représentations qui participent à la genèse du texte zolien). Si on peut percevoir – en particulier dans la constitution de l’avant-texte – un rapport entre généalogie et génétique cela ne doit pas nous faire oublier les transformations, les revirements, les ruptures et la multiplicité des relations du texte avec d’autres textes et représentations. Ni la ligne, ni même l’arbre aux branches multiples (le modèle généalogique) ne permettent de rendre compte complètement d’un étoilement des relations, de l’existence aussi d’une pluralité de strates dont certaines seront oubliées par le texte publié. La Bête humaine ne deviendra jamais un roman sur « le droit de tuer » contrairement à ce que prévoyait à un moment l’Ébauche. Dostoïevski (Crime et Châtiment) restera dans la pré-histoire du texte parce que d’autres œuvres, d’autres représentations sont venues interférer et réorienter l’invention.
Génétique et intertextualité
Comme le reconnaît l’un des théoriciens de l’intertextualité, Laurent Jenny, « si tout texte réfère implicitement aux textes, c’est d’abord d’un point de vue génétique que l’œuvre littéraire a partie liée avec l’intertextualité ». L’intertextualité – dont a encore souvent rappelé, après Julia Kristeva, qu’il ne faut pas la confondre avec la vieille critique des sources, défendue par Gustave Lanson au début de notre siècle et l’étude d’une filiation. L’intertextualité se fonde sur une conception dynamique du texte, sur l’idée d’une productivité du texte bien théorisée dans les années 1970 par Roland Barthes. Rien d’étonnant donc à ce que la généticiens – eux-même défenseurs d’une conception dynamique et d’une productivité du travail (dans ce cas) – s’intéressent à la captation et à la déconstruction ou à la transformation d’autres textes, voire de représentations picturales – comme les tableaux de Berthe Morisot dans Une Page d’amour (l’inter-esthéticité), de stéréotypes, de discours sociaux (l’interdiscursivité), ou de modèles génériques (l’idylle dans La Fortune des Rougon, le roman policier dans La Bête humaine, le roman historique dans La Débâcle). Les relations qui se nouent donc dans l’exogenèse débordent bien l’intertextualité proprement dite.
Représentations et discours peuvent avoir des modes de présence variés – bien repérable ou à peine décelable – et surtout agir à divers niveaux dans le texte : Zola peut les utiliser pour construire le discours d’un personnage ou sa vision du monde (ce qui peut donner lieu à une étude micro-génétique), soit pour construire la vision que le récit propose au lecteur – du jardin par exemple dans La Conquête de Plassans – ou encore, plus fondamentalement cette fois, pour inscrire dans le récit, un discours implicite, un infra-discours qui organise néanmoins les événements dans leur totalité (et peut faire l’objet d’une étude macro-génétique). Raconter c’est toujours dire d’une certaine façon. Chez Zola cette parole sans discours qui agit au niveau de la poétique du roman provient d’un travail sur des savoirs et des représentations, d’une transformation des notes en fiction. Le texte s’ouvre ainsi à son temps : le siècle est à l’œuvre dans le texte zolien mais celui-ci trouve aussi – justement au cours du travail – une façon particulière de négocier sa place dans ce siècle qui le traverse mais ne le détermine pas. L’étude de la poétique du texte et de l’archive du roman – des savoirs, discours et représentations à l’œuvre dans la genèse – permet la rencontre dynamique de deux productivités, la rencontre du texte en mouvement et de l’histoire.
Gisèle Séginger
Résumés des communications au colloque
Gisèle Séginger, « Savoirs à l'œuvre : les métamorphoses du train – La Bête humaine et Lourdes »
Dans L’Éducation sentimentale, de 1869, roman admiré, on le sait par Zola, Flaubert représente ironiquement les idées républicaines et progressistes de 1848. Il montre comment ces discours se cristallisent en représentations stéréotypées. Ainsi, l’artiste raté, Pellerin, peint un tableau à thèse qui résume l’esprit et l’enthousiasme de février 1848 : « Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge ». Aucune mention du roman de Flaubert n’apparaît dans le dossier préparatoire de La Bête humaine. Cependant le travail de Zola dans l’Ébauche et les plans détaillés des chapitres fournissent les indices d’une relation intertextuelle – relation de transformation car il faut rappeler que l’intertextualité est une dynamique et relève de la production du texte. La génétique permet d’en préciser les étapes dans le travail préparatoire. On verra que, transformant la représentation flaubertienne, Zola donne progressivement à son train un volume discursif : il l’inscrit ainsi dans le champ des débats, discours, représentations d’époque, dans un contexte social et politique – ce qui ne signifie pas pour autant qu’il fasse un roman politique ou un roman à thèse. Il ouvre ainsi dans le roman une perspective sur le siècle à l’œuvre, lui donnant ainsi une résonance, une puissance qui fera son impact sur le lectorat.
Le train conduit par Jésus-Christ deviendra un train sans conducteur, la représentation ironique chez Flaubert, sera tragique chez Zola. Mais dans les deux cas le train incarne une pensée du temps et de l’histoire. On sait que Flaubert ne croit pas au progrès et se moque à la fois de la laïcisation des valeurs chrétiennes chez les républicains et les socialistes, et de la téléologisation de l’Histoire, nouvelle divinité dont le progrès serait la manifestation providentielle, d’où Jésus-Christ sur la locomotive. Dieu et le progrès se confondent et s’opposent à la « forêt vierge ». A l’antithèse flaubertienne répond l’opposition zolienne entre la bête humaine et le transit moderne. Mais la représentation a changé de niveau. Dans L’Éducation sentimentale elle n’était qu’une des nombreuses représentations mises en texte et contestées ironiquement, elle faisait partie d’un carnaval des idées et des discours caractéristique de 1848, et elle était donc privée de toute autorité. Par contre, de l’Ébauche aux plans, Zola charge l’image de significations. Dans le dossier préparatoire de La Bête humaine le récit naturaliste se transforme en une allégorie philosophique : la locomotive, mais aussi la voie ferrée et le transit incarnent une pensée qui s’explicite progressivement dans les manuscrits et organise ce récit selon une logique nouvelle et paradoxale qui n’est plus seulement celle de l’hérédité et de la physiologie auxquelles se référait volontiers Zola depuis l’époque préparatoire du cycle pour donner à ses fictions une légitimité. Une double dynamique anime le travail de Zola dans ce dossier préparatoire : une relation aux représentations du XIXe siècle et une relation – intérieure au cycle – entre ce texte et le modèle naturaliste des romans précédents.
Charles Grivel, « Zola : photogenèse de l’œuvre »
Quels moyens avons-nous de penser le rapport de Zola à la photographie ? D’imaginer la nécessité de ce rapport et la nécessité, aussi, de le penser lui-même si nous voulons connaître l’œuvre ? Quels moyens avons-nous de le situer, ce rapport, là où il opère, c’est-à-dire à l’origine ?
Car la photographie n’est pas, indubitablement, réductible à un procédé, fût-il sans pareil, de reproduction des objets du réel, ni réductible non plus à une activité familiale (faire un album) ou artistique (réussir un bon cliché), à une invention de la modernité dont le but est d’améliorer les performances de l’œil, ni encore réductible à ne fournir que l’occasion d’un débat – certes, justifié – sur les joies et les malheurs, les soucis et les apories de ce qu’on appelle, avec un sens inné du réalisme, « réalisme ».
La photographie est une éducation du regard, elle implique une façon de voir. Les images qu’elle produit relèvent d’une composition scopique apparente et sous-jacente. Plus encore : une conception (une pensée) les ordonne, les commande, en règle l’exercice, en justifie l’attrait. La photographie est un acte de réflexion. Elle pose l’objet à la vue. Elle intercède cet objet. Elle réfléchit cet objet pour celui qui le considère. Ce faisant, elle situe celui qui regarde dans le monde qu’il contemple. Elle lui renvoie, depuis ce monde, sa propre image. Disons : son identité.
L’acte photographique est, en premier lieu, identitaire : celui qui photographie se reconnaît dans ce qu’il contemple – qu’il soit « satisfait » de son image ou qu’il lui trouve des imperfections, c’est pourtant bien l’analogie à laquelle celle-ci est censé viser qui en fournit le critère. Celui qui photographie connaît, il découpe, il synthétise, il assimille, il approprie.
Je rappelle ces évidences un peu grosses, parce qu’il ne faut surtout pas penser que photographier, c’est enregistrer, subordonner sa vue au vu, s’adonner au visible, s’abandonner à l’ordre de la visualité. Car, on ne photographie bien que cela qu’on ne distingue qu’imparfaitement. Zola, dont on sait qu’il était à ses heures un minutieux photographe, disait qu’on ne voit bien réellement que ce qu’on photographie, tenu sous l’appareil, posé, cadré, illuminé, trempé dans ses sels et issu du papier. Nous tâcherons, en prenant soin de prendre les choses un peu de haut, de rester sur cette ligne. Le rapport de Zola à la photographie est donc, nécessairement, « complexe », « ambigu », « originaire ». Il ne concerne pas, principalement, la question du « réalisme » en littérature et dans les arts. Sa valeur « documentaire » n’en subsume pas, loin de là, la portée. Il est, assurément, « génétique ». Mais comment, par quelle innervation profonde, toute la question est là.
Olivier Lumbroso, « L’espace au fil du plan : l’assemblage des lieux dans les dossiers préparatoires des Rougon-Macquart »
La « composition » du roman obsède les écrivains du XIXe siècle et nombreux ont été ses détracteurs comme ses défenseurs, ses théoriciens comme ses pédagogues. Les Ébauches, les Plans, les croquis, les fiches-personnages placent plutôt Zola du côté des écrivains à « programme », soucieux du bon assemblage de l’œuvre. Cette communication souhaite scruter de plus près les dispositifs génétiques grâce auxquels l’écrivain naturaliste parvient, dès les premiers feuillets d’une Ébauche, à mettre en place l’architecture de son futur roman, notamment sous l’angle de la spatialité. Plusieurs stratégies de conception assurent l’assemblage des lieux avec les autres composantes : canevas sommaires dans l’Ébauche, incipits de Plans ou Plans généraux, tous plus ou moins soumis à une écriture rétroactive et spiralaire. Sous les fastidieuses récritures se cachent les stratégies de la dispositio. Quelques questions en découlent : les techniques d’assemblage ont-elles évolué au fil des Rougon-Macquart, diffèrent-elles selon les formes de genèse ou de romans, la planification est-elle totale ou reste-t-elle ouverte jusqu’à la fin de la genèse?
Ai Takahashi, « La genèse de trois personnages de La Bête humaine : Sévrine, Flore et Philomène »
Les relations entre les personnages sont toujours soigneusement élaborées au cours de la genèse des romans zoliens. Dans Le personnel du roman, Philippe Hamon tente de clarifier l’organisation de leurs relations. Il explique que le portrait d’un personnage zolien est, dans la plupart des cas, posé en opposition, en confrontation avec le portrait d’un autre personnage, et par ce fait même, il acquiert une signification. En m’attachant à l’étude des dossiers préparatoires de ce dix-septième roman des Rougon-Macquart, je voudrais étudier le système d’oppositions que Zola crée avec trois personnages féminins pour montrer le rôle de ce travail dans l’organisation générale du roman.
Ai Hayashida, « Le sacrilège de l'«athéisme tranquille» : la transformation du jardin de La Conquête de Plassans »
La Conquête de Plassans raconte deux histoires : d’une part, c’est un roman de la conquête de la ville légitimiste par un prêtre bonapartiste, Faujas. D’autre part, c’est l’histoire de la femme qui devient dévote, et qui est détraquée par la religion. Le jardin est au confluent des deux histoires. En effet, dans l’Ébauche, le jardin est un lieu politique. A partir du Plan, la mention du jardin de Mouret semble rythmer l’évolution de Marthe vers la dévotion, qui est un effet de la maladie héréditaire. Ce rapport que Zola a établi entre croyance et folie lui permet dès le début de l’Ébauche de construire un « drame physiologique ». Alors que le jardin potager de Mme François dans Le Ventre de Paris, qui précède La Conquête, a pour effet de mettre en contraste la civilisation corrompue et la pureté de la campagne, le jardin de Mouret dans La Conquête de Plassans est un espace critique qui s’oppose d’abord à l’Église et à l’Asile d’aliénés. Le Pouvoir finit par pervertir le jardin. Notre objectif consistera alors à élucider la transformation de la représentation du jardin de Mouret en suivant les étapes successives jusqu’au texte publié (en tenant compte de la mention brève mais très suggestive du jardin de Macquart dans l'Ébauche) pour préciser le rôle conféré au jardin zolien, espace particulier qui permet à l'écrivain de mettre en cause le fondement social et politique de son époque.
David Baguley, « A La Débâcle : roman de (la) guerre »
« Étudier la genèse de La Débâcle constitue dans son genre un défi aussi complexe que celui auquel l'auteur lui-même dut faire face quand il entreprit la préparation de son roman militaire. Néanmoins, la critique zolienne n'a pas reculé devant la tâche. Rappelons pour mémoire deux repères significatifs : premièrement, l'ouvrage de Helen La Rue Rufener, Biography of a War Novel: Zola's 'La Débâcle', publié aux États-Unis en 1946, ouvrage qui était donc, si l'on met à part le livre d'Henri Massis, la première d'une longue série de monographies sur la genèse des romans de Zola; deuxièmement, la magistrale étude d'Henri Mitterand dans l'édition Pléiade des Rougon-Macquart. Dans le sillage de ces études, qui ont suivi les traces du romancier qui, à son tour, marcha sur les traces du malheureux 7e corps, voué au désastre de Sedan, je vais tout simplement m'arrêter sur quelques aspects génétiques et génériques de La Débâcle qui permettent, d'une part, de mieux envisager et d'éclaircir le problème de la représentation de la guerre franco-allemande dans ce texte et, d'autre part, d'évaluer sa contribution au (sous)genre du roman de guerre.
Jean-Pierre Leduc-Adine, « Un porche : Le Rêve »
Toute l’histoire d’Angélique, tout Le Rêve se déroule à l’ombre de la cathédrale : « La cathédrale explique tout, a tout enfanté et conserve tout. Elle est la mère, la reine, énorme au milieu du petit tas de maisons basses, pareilles à une couvée abritée frileusement sous ses ailes de pierre. » Zola avait déjà noté et prévu cette situation topographique dans l’ébauche : « Un quartier collé contre l’église. » Pourtant, nous savons bien que, à la fin de l’ébauche, le romancier est pris de deux scrupules. 1/ Il hésite à propos de la fin du roman qui, pour lui, ne doit pas répéter celle du Bonheur de Dames, puisque le mariage et le bonheur d’Angèle avec Félicien de Hautecoeur rappellerait le scénario d’ »une jeune fille triomphant par sa vertu, arrivant à la fortune.. » 2/ Il hésite aussi à propos de l’espace, église ou château, et donc à propos du personnage, évêque ou seigneur : « L’idée de l’église et de l’évêque me gêne décidément, car je crains que tout cela ne rappelle trop La Faute de l’Abbé Mouret. » C’est sur ce scénario qu’est construit le premier plan détaillé : la maison des Hubert avoisine le château des Hautecoeur et il n’y a aucun espace religieux, sinon la chapelle seigneuriale, comme le montre le premier plan topographique de Beaumont. Mais finalement il choisit, pour la version définitive, l’église à la place du château et l’évêque à la place du seigneur et il réunit alors une abondante documentation qui lui donne la possibilité de « cléricaliser » le roman et d’en augmenter la thématique ecclésiastique et mystique.
Jean-Louis Cabanes, « Les chevelures de légende dans Le Rêve et Violaine la chevelue »
En lisant La Légende dorée en vue de la rédaction du Rêve; Zola s’est tout particulièrement intéressé à la vie de sainte Agnès. Mais on ne s’est pas aperçu, tout au moins à ma connaissance, qu’en composant, en 1897, le livret d’une féerie lyrique,Violaine la chevelue, le romancier se souvenait également de ce récit hagiographique. Celui-ci sollicite donc à deux reprises l’imaginaire de l’écrivain, peut-être parce qu’une chevelure miraculeuse y joue un rôle essentiel. S’il n’est pas utile, après les travaux de Jean Borie ou ceux de Sylvie Collot, de s’attarder sur l’érotisation des nuques et des cheveux dans les romans de Zola – tout autant que d’un fantasme personnel, il s’agit d’un fantasme collectif, d’un trait d’époque – il est cependant piquant de constater que Le Rêve, roman en principe chaste, mais que nous croyons être un roman du corps, au même titre que les autres Rougon-Macquart, se plaît à décrire des toisons luxuriantes, quitte à les présenter dans un même élan comme des voiles pudiques et protecteurs. Cette ambivalence est non moins essentielle à Violaine la chevelue. Toutefois, la transposition de la vie de sainte Agnès ne saurait s’accomplir sous les mêmes modalités dans un roman qui se rapproche d’un conte bleu, comme pour mieux signaler l’hiatus qui sépare ces deux genres qu’il feint d’hybrider, et dans une féerie, où, par définition, le miraculeux est dans l’ordre de la nature.
Comme Zola n’a pas gardé le manuscrit de Violaine la chevelue, il est impossible d’en proposer une étude véritablement génétique, mais on peut, en revanche, se reporter à ce qui constitue, peut-être, le noyau générateur de cet ouvrage, le Dossier préparatoire du Rêve, où l’écrivain en lisant, en recopiant, en résumant La Légende dorée, retrouve en même temps et innocemment, si l’on peut dire, le vaste paradigme des rêveries sensuelles qui se sont déjà développées autour de chevelures féminines quasiment dans tout l’ensemble des Rougon-Macquart. C’est donc en termes de résonances, d’échos généralisés, d’intégration, de transformation, de déplacement que nous conduirons ce travail. Par une sorte de remontée archéologique, nous chercherons à lire, dans leur interrelation à La Légende dorée, Le Rêve et Violaine la chevelue, et, ce faisant, nous nouerons ou dénouerons quelques chevelures en rencontrant aussi, dans ce parcours génétique, glaives et ciseaux.
Jacques Noiray, « Un personnage disparu de Paris : « l’Homme des foules » »
Les dossiers préparatoires des romans de Zola, et particulièrement les Ébauches qui en forment le noyau originel, sont riches en surprises, en ruptures, en volte-face, en décisions brusques, en repentirs qui témoignent de l’énergie parfois excessive ou désordonnée d’une imagination créatrice en liberté, prête à explorer toutes les voies, toutes les possibilités de l’invention romanesque. Tantôt l’écrivain procède par accumulation, apportant à son projet primitif de nouveaux détails, des compléments, des enrichissements successifs de l’intrigue, tantôt au contraire il retranche, il simplifie, il supprime scènes et personnages, dans un souci d’efficacité ou de vraisemblance. C’est à un exemple de ce deuxième type que nous nous intéresserons, en étudiant dans le dossier préparatoire de Paris la disparition d’un personnage que l’on retrouve dans les avant-textes à tous les niveaux de l’élaboration romanesque, celui du «grand écrivain». Présent dès le début de l’Ébauche où il est évoqué plusieurs fois, défini dans les fiches «personnages», comme toutes les autres figures du roman définitif, prévu et inséré dans l’action jusque dans la deuxième série des plans détaillés, ce personnage n’a été supprimé qu’in extremis, au moment de la rédaction du roman. Si les apparitions et disparitions de personnages brièvement esquissés sont fréquentes dans les dossiers préparatoires, il est rare que leur élaboration aille jusqu’au point d’achèvement presque complet qui caractérise dans le dossier de Paris la figure du «grand écrivain». Nous devrons nous interroger sur les raisons de cette élimination tardive. Elles nous renseigneront sur la genèse de la dernière des Trois Villes. Elles nous permettront aussi de mieux comprendre la conception que Zola s’est formée de la littérature et du roman à la fin de son œuvre, et de mieux saisir l’évolution de cette conception.
Rae Beth Gordon, « La mécanique de l’inconscient et la mécanique de l’écriture »
Dans années où Zola écrivait l’Ébauche de La Bête humaine, le psychiatre Pierre Janet, à travers son étude des automatismes, essayait de démontrer que les phénomènes bizarres et effayants connus sous la rubrique de l’inconscient corporel n’étaient pas l’apanage exclusif des épileptiques, des hystériques, ou des cataleptiques, mais que les activités quotidiennes de l’esprit comme la distraction ou l’habitude avaient lieu dans le même substrat – une deuxième conscience – voisinant avec les impulsions qui caractérisent les maladies nerveuses. Les cas de folie impulsive, comme celle de Jacques Lantier, guident le psychiatre dans son étude de la co-présence des deux consciences. Dans son roman Zola établit une correspondance entre la mécanique du train et l’automatisme psychologique.
Henri Mitterand, « Retour aux origines. Les notes préparatoires des Rougon-Macquart »
La « poétique » et la « génétique » sont interdépendantes. La première décrit et orchestre les moyens et les instruments de la création de fiction, en ne perdant jamais de vue la singularité et l’éminence de l’œuvre à laquelle elle s’attache : thèmes, sujets, savoir, fable, logique, composition, personnages, structures temporelles et spatiales, modèles culturels, intertextes, langue, etc. La seconde établit, autant que faire se peut, la série des opérations de mise en oeuvre de toute cette matière et de toute cette instrumentation, depuis la toute première intuition ou intention, jusqu’au texte achevé. Leur solidarité est évidente, et aucune des deux ne peut se construire sans l’assistance de l’autre. Les tout premiers témoignages autographes de la préparation des Rougon-Macquart en fournissent un excellent exemple. On y voit comment poétique et génétique s’y entrelacent et s’y fécondent. Y apparaissent en effet le projet d’une oeuvre multiple et ensembliste, une vision sociale donnée comme dépendant à la fois d’un savoir et d’un imaginaire, la conscience des modèles à suivre sur certains points, à refuser sur d’autres, l’exploitation de sources documentaires, traversée et transformée par les besoins de l’invention, la conscience d’un problème de mise en ordre, à la fois généalogique et sociologique. La nécessité de l’étagement de ces opérations dans le temps s’allie à la visée d’une oeuvre de narration qui analyse, qui enseigne et qui séduise. Ces notes préparatoires des Rougon-Macquart sont regroupées dans le manuscrit 10345 et le manuscrit 10303 des Nouvelles acquisitions françaises, à la Bibliothèque nationale de France, et ne recèlent aucune datation explicite, il faut donc tenter de leur donner un ordre chronologique, ou plutôt chronogénétique, et d’en interpréter la « poétique insciente » – selon le mot de Flaubert.
Kelly Basilio, « Genèse biblique, genèse zolienne »
Le mot "genèse", avec ou sans majuscule, est d'une fréquence rare chez Zola. A ma connaissance, guère plus de quatre occurrences dans le texte, l'avant-texte ou le paratexte des Rougon-Macquart, ceux, plus exactement, des trois seuls romans suivants: La Faute de l'Abbé Mouret, L'Œuvre, et Le Docteur Pascal. Encore trois de ces quatre emplois réfèrent-ils tous au premier livre de la Bible, ce qui d'emblée fait apparaître ce fait, au premier abord, stupéfiant: l'utilisation de ce terme dans l'acception spécifique des études qui, pour une bonne part, nous réunissent ici, s'avère - qui l'eût cru? - finalement un hapax chez cet écrivain dont la préoccupation génétique est des plus exhibées - et des plus prolixes! Or justement: d'autant plus remarquable peut apparaître alors cet emploi, unique, répétons-le, sauf erreur, chez le Zola des Rougon-Macquart, à propos de son roman... L'œuvre, précisément: « […] Le roman s'appellera sans doute L'Œuvre », écrit-il à son ami Van Santen Kolff, « j'ai beaucoup cherché, je n'ai rien trouvé qui indique mieux le sujet. C'est, en effet, l'histoire d'une œuvre, la genèse et le drame de l'œuvre dans le cerveau d'un artiste qui s'exaspère de ne pouvoir accoucher de son génie. » Or L'œuvre est le roman où Zola met le plus explicitement en abyme son propre travail. Cette œuvre est fortement informée par la Genèse. C'est ce qui ressort à l'évidence non seulement du roman de Claude et de Sandoz mais aussi La Faute de l'Abbé Mouret et Le Docteur Pascal, dans lesquels ou à propos desquels apparaît précisément, sous la plume de Zola, ce mot de "Genèse" (ou « genèse »), en référence, cette fois, au premier livre biblique, qui se voit de la sorte désigné au moins comme intertexte sinon comme hypotexte romanesque.
Kajsa Andersson, « La Joie de vivre : du document humain au récit »
La Joie de vivre, roman essentiel dans l´univers zolien, publié en 1883, est le douzième roman de la série des Rougon-Macquart. La gestation de ce roman s´étend sur une période de trois ans à la différence des autres romans qui ont généralement été écrits dans le délai d´un an. Pour des raisons diverses Zola a eu du mal à l´écrire, la genèse en est plus douloureuse que celle de tous les romans antérieurs. Déjà au printemps de 1880 Zola avait envisagé de faire un roman plus philosophique et psychologique qu´il ne l´avait fait jusque-là. Il voulait alors écrire un roman qui soit moins documentaire, moins ancré dans sa période historique, le Second Empire, mais en revanche plus profondément enraciné dans son histoire personnelle, intime et dans son propre tempérament. Il voulait y mettre beaucoup de lui-même, des siens et de ses souvenirs personnels. L´élément principal du roman en chantier sera la douleur de l´existence humaine en antithèse à la joie de vivre. Mais pour composer ce roman Zola utilise des ouvrages d´anatomie et de médecine, des ouvrages sur la chimie et le traitement des algues, des livres de droit sur l´héritage et la tutelle et l’œuvre de Schopenhauer, qui à cette époque était en train de se diffuser rapidement.
Béatrice Laville, « L’écriture de l’utopie »
De prime abord surprenante lorsqu'il s'agit de Zola, elle mérite mieux que d'être balayée du revers de la main, comme ce fut souvent le cas. Le recours à l'utopie témoigne tout à la fois de la passion des combats idéologiques de l'époque, d'une insertion dans un genre très codifié, et d'un sérieux tempérament pour une prise de risque nouvelle, littéraire cette fois, aux lendemains de l'Affaire Dreyfus. Ce choix d'écriture est vécu comme l'exercice d'une liberté imprescriptible du poète. Zola affirme à Paul Brulat le 15 octobre 1899: « L'hypothèse, l'utopie, est un des droits du poète ». Zola entend bien exercer cette liberté, certes d'une manière différente dans chacun des romans qui composent le dernier cycle de ses oeuvres, Fécondité, Travail, Vérité. Néanmoins, il est assez étrange que dans les recherches consacrées à l'utopie littéraire, Zola n'apparaisse pour ainsi dire jamais. Sans doute est-ce parce que la partie utopique ne concerne que les derniers livres de chacun de ces romans, néanmoins, on a peu vu de romancier aussi proche des écrits de Fourier, sensible à ceux de Cabet ou de Bellamy. Sans doute est-ce aussi parce que l'utopie finale a du mal à coexister avec l'image insidieuse d'un Zola arc-bouté sur une théorie naturaliste que les derniers romans malmènent davantage. L'auteur est excessivement discret sur ses derniers choix d'écriture, il me semble pourtant que la projection utopique n'est pas si aisée qu'il y paraît, et n'a rien d'un rêve facile, d'une simple fantaisie d'écrivain éprouvé par ses longues années de labeur, comme Zola tenterait de le laisser croire. Quels sont donc les linéaments et les enjeux de cette écriture exploratoire? On pourrait, certes, y voir un faisceau de raisons de diverses natures, certaines ont été envisagées, je retiendrai ici deux axes: que signifie entrer en utopie dans le champ des productions romanesques à la fin du XIXe siècle, à quel usage Zola s'adonne-t-il étant clairement établi que la dimension utopique n'est qu'un aspect de la bigarrure de ces ultimes romans.
Colette Becker, « De la Vénus de Gordes à la Vénus du Pont-Neuf. Jeux de réécriture »
Commentant Garin en vers de Paul Delair, Zola rétorque à ceux qui avaient remarqué non sans raison que « c’était là un mélange de Macbeth, des Burgraves et d’une autre pièce encore : « La seule réponse est qu’on prend son bien où on le trouve ; Corneille et Molière ont écrit leurs plus belles œuvres avec des morceaux pillés un peu partout. Mais il faut alors apporter une individualité puissante, refondre le métal qu’on emprunte et dresser sa statue dans une attitude originale ». Ce sont ces jeux de réécriture – loi générale de l’art et, plus particulièrement, du roman naturaliste qui est avant tout réécriture de documents – que je me propose de suivre dans un des exemples offerts par l’écrivain : La Vénus de Gordes d’Adolphe Belot et d’Ernest Daudet sert de canevas au roman Thérèse Raquin.
Sophie Guermès, Génétique et poétique du drame passionnel dans Rome : vers un élargissement du naturalisme ?
Le fil conducteur prévu pour Rome dès juillet 1893, l’attente d’une « religion renouvelée », corollaire de la « religion nouvelle » ardemment souhaitée par Pierre dans le train du retour de Lourdes, a, très vite, semblé à Zola insuffisant. Dès le feuillet 34 de l’Ébauche de Rome, il envisage un drame passionnel dont il développe longuement les étapes. Il imagine d’abord la mort, des amants, puis la blessure, puis l’assaut de Dario. Dans le roman, ces épisodes prendront place en suivant un ordre inversé : assaut (chapitre VI), blessure (chapitre IX), mort (chapitre XIII). Poursuivant la constitution du dossier préparatoire après son voyage dans la capitale italienne, il accorde toujours le plus d’importance à la partie passionnelle de son roman. C’est d’autant plus surprenant que celle-ci tient finalement peu de place, en termes de pages, dans le livre, puisqu’elle n’occupe vraiment que trois parties de chapitres.
La question qui se pose alors est la suivante : où est passé le naturalisme dans cette intrigue ? Il semble que Zola, comme à son habitude, ait voulu, au départ, faire cohabiter deux exigences a priori contradictoires : l’enseignement d’une vérité (Rome est morte et n’a pas d’avenir ; le catholicisme non plus), mais aussi le poison du drame, parce que l’imaginaire du romancier reste dramatique. De sorte que l’histoire de Benedetta relève moins d’une négation que d’un élargissement du naturalisme souhaité par Zola après l’achèvement des Rougon-Macquart. En faisant de Benedetta la digne héritière de Cassia Boccanera, l’aïeule qui avait entraîné dans le Tibre noir le cadavre de son amant, ainsi que son frère, qui avait assassiné cet amant, il inscrit la conduite apparemment insensée de la jeune fille dans une logique naturaliste. Il martèle aussi la leçon de l’histoire, à savoir ce qu’il nomme dans le roman la « revanche de la nature », et dans le dossier « la protestation», « la victoire», « le triomphe» ou encore « le cri de la nature ». Il arrive donc à joindre l’analyse de l’hérédité et la condamnation du christianisme, toujours conçu comme anti-naturel. Mais il parvient aussi à se renouveler, en puisant son inspiration dans le passé italien, tout comme dans le registre auquel il s’essaie à la même époque, celui de l’écriture du drame lyrique. La conjonction entre les deux inspirations (passé italien et drame lyrique) le fait remonter, intuitivement, aux sources mêmes du dramma per musica, qui s’est élaboré au moment où survenait la contestation du monde ancien par tant de savants, de philosophes et d’artistes – contestation qui a ouvert la voie au naturalisme. Le romancier dévoile alors le grand théâtre de l’amour et de la mort baroque, adaptant à son texte un certain nombre de structures musicales, comme l’ostinato, la dissonance, ou de formes lyriques comme le duo et le lamento. Le lyrisme qu’il élabore suit la forme d’une spirale : il ne peut être que répétitif et clos sur lui-même, puisque les jeunes gens ne vont pas connaître l’expansion amoureuse, mais la mort. Quant à Benedetta, elle est, jusqu’au moment où Zola lui rend, in extremis, un corps, réductible à une voix. Voix où luttent passion et raison, et qui s’épure en cri, avant de s’abolir dans un silence où s’unifient, selon une neuve approche du sacré, amour profane et amour divin.
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