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Depuis sa création au début des années 2000, le CERIEL s’est fait connaître pour la qualité de ses travaux sur les relations entre littérature et politique (Les Voix du peuple, 2006 ; Les Formes du politique, 2010) et pour ses approches tout à la fois poétiques et historiques des dialogues que la littérature entretient avec d’autres formes d’expressions artistiques ou de discours, comme les sciences médicales, les sciences de la vie et les sciences humaines (voir notamment La Cuisine de l’œuvre, 2013 et les travaux de Bertrand Marquer sur La Naissance du fantastique clinique, 2014). Le CERIEL a en outre pour spécificité de pouvoir intégrer à ses recherches collectives des regards critiques sur les littératures de jeunesse et sur les littératures francophones, qui constituent par ailleurs des domaines émergents avec leurs problématiques propres. Fort de cette histoire, mais également conscient que la collaboration entre chercheurs est non seulement une source d’enrichissement, mais surtout le gage d’une recherche innovante, le CERIEL a décidé de participer, pour le prochain contrat quinquennal, à la mise en œuvre de ce que nous voudrions appeler une « histoire littéraire intégrée ».
L’histoire de la littérature française est en effet généralement pensée indépendamment des littératures francophones non-européennes, pourtant issues de l’histoire coloniale et en relation étroite avec le champ littéraire français. Semblablement, les femmes écrivains ou les auteurs de jeunesse ne s’y voient reconnaître qu’un rôle subalterne. L’esthétisation progressive de la littérature, enfin, a conduit à négliger, d’une part, l’importance des périodiques, des réseaux sociaux, de la littérature d’idées et de la littérature non fictionnelle dans l’histoire des pratiques et des formes littéraires, tandis que se voyait minoré, d’autre part, le rôle de la littérature dans la diffusion d’imaginaires voire d’idéologies scientifiques, du XIXe au XXIe siècle.
En menant donc une interrogation sur le statut autant que sur la littérarité des textes, en intégrant diverses productions (littératures françaises et francophones, noires, féminines ; presse ; littérature d’idées, non fictionnelle ou de jeunesse) dans de communes perspectives de recherche, en étudiant enfin leurs interactions, on peut transformer les modèles politiques, temporels et géographiques qui ordonnent l’histoire littéraire, et certainement dépasser un certain nombre d’oppositions académiques (entre avant-garde et tradition, entre haute et basse littérature, entre nationalisme et cosmopolitisme, entre littérature et science) pour reconfigurer le canon littéraire d’expression française, et les manières dont on peut l’étudier et l’enseigner au XXIe siècle.
Il va de soi que cette histoire littéraire intégrée ne saurait se construire ex nihilo, mais qu’elle dispose d’ores et déjà d’un certain nombre de ressources et de modèles.
Les études culturelles ont, dans le monde anglophone, largement favorisé les approches historiques transnationales : les transatlantic literary studies forment ainsi le pendant de la « nouvelle histoire atlantique » qui aborde dans leur ensemble le développement des différents empires européens dans le nouveau monde. Les travaux de Christopher Miller (Le Triangle atlantique français, littérature et culture de la traite négrière, 2011), ou l’ouvrage collectif récemment édité par Christie McDonald ou Susan Suleiman (French Global, 2014) ont semblablement proposé de nouvelles perspectives sur l’histoire littéraire en revisitant le canon de la littérature française à une échelle désormais globale. Quels textes littéraires français ont en effet manifesté le plus d’interactions avec d’autres cultures et littératures ? Et à quelles époques les productions littéraires en français révèlent-elles l’existence d’un système littéraire global en se diffusant massivement hors de l’hexagone ? En appliquant à une « littérature nationale » des orientations critiques issues de la littérature comparée, en la mettant notamment en dialogue avec d’autres expressions littéraires en français, qu’elles soient issues ou non de l’expansion impériale, en les abordant enfin sur le temps long de plusieurs siècles, les contributeurs de French Global nous invitent à décloisonner, de fait, nos habitudes disciplinaires ou séculaires. Mais un tel programme d’intégration peut également se développer contre d’autres partitions historiquement construites, comme l’opposition entre « littérature générale » et « littératures qualifiées » (« populaires », « policières », « de jeunesse » ou « de science-fiction »), ou celle entre littérature et savoirs, voire entre littérature et sciences. Les travaux menés par Isabelle Stengers et Judith Schlanger ont ainsi montré que la « dimension heuristique du langage » était au cœur de la démarche scientifique, et qu’elle nourrissait une « pensée inventive » mobilisant potentiellement les mêmes facultés que la création littéraire (Les Concepts scientifiques. Invention et pouvoir, 1988). Souvent réduite à une conception tronquée et négative de l’« idéologie scientifique » (Georges Canguilhem, Idéologie et rationalité dans les sciences de la vie, 1977), l’histoire des échanges et des interactions entre discours littéraire et discours scientifique peut aussi s’envisager sous l’angle d’une inventivité partagée ne se limitant pas à la seule question des transferts de savoirs.
Conscients qu’on ne peut disjoindre la littérature française des littératures francophones d’une part, ni la dissocier, d’autre part, des discours scientifiques et sociaux dominants ou émergents à diverses époques, nous mettrons l’accent sur toutes les jonctions et translations qui associent, dans un même ensemble, des productions dites centrales, majeures ou canoniques et des productions dites périphériques, mineures ou marginales. Cette histoire littéraire sera donc « intégrée » suivant quatre modalités principales.
On étudiera tout à la fois, et sans a priori ni hiérarchies, les productions de la culture lettrée ou savante et celles des cultures dites populaires, en visant précisément à expliciter leurs zones de partage – au sens d’une « culture publique partagée » (Lawrence Levine, Culture d’en haut, culture d’en bas, 2010) – ainsi que leurs moments précis de friction ou de scission.
Le partage des disciplines supposément établi avec la disparition des belles-lettres fait trop souvent obstacle à une compréhension fine des échanges entre discours littéraire et discours scientifique : si des compétences spécifiques émergent par différenciation, leurs domaines d’application demeurent en grande partie communs, et les outils mobilisés peuvent en outre migrer d’une discipline à l’autre, au profit du savoir ou de l’idéologie. Une histoire intégrée de la pensée métaphorique permettrait par exemple de faire ressortir de manière dynamique ces échanges constants et fluctuants, dont la cartographie rigide des disciplines ne rend pas suffisamment compte.
Durant le précédent contrat quinquennal, le CERIEL avait, dans son programme « Archives de l’œuvre », consacré plusieurs travaux à l’écriture documentaire ou testimoniale (« Littérature et économie », Usines en textes, écritures au travail) ainsi qu’au travail de documentation mené par l’écrivain lorsqu’il emprunte à différentes sources, hiérarchisées ou non, pour produire ses fictions (« Les Goncourt historiens »). Nous voudrions à présent étudier plus avant l’intégration entre témoignage et fiction, ou bien entre discours littéraire et discours social, en prolongeant notamment l’analyse des « récits de société » ou des « écritures de l’ordinaire » dans leurs dimensions aussi bien documentaires que fictionnelles.
La perspective intégrée procédera également de notre intérêt pour tous les supports de la littérature : des formes de l’imprimé (le livre, mais aussi le journal, le périodique, la revue) ou du numérique (le blog d’auteur, le site internet participatif, la revue hypermédia en ligne) aux divers moyens de diffusion (radiophonie, internet, disque, lecture publique ou livre enregistré, théâtre…).
Pour finir, cette histoire littéraire sera intégrée au sens d’une « histoire connectée », qui met prioritairement en valeur les échanges, les transferts et les influences réciproques entre cultures (ou littératures) dominantes et dominées, tout en reconnaissant le rôle fondamental de passeurs et de passerelles qu’ont pu jouer, dans ces processus de médiation, un certain nombre de figures (écrivains, journalistes, diplomates, artistes) et de productions culturelles (anthologies, revues, dramaturgies, expositions…).
Pour contribuer aux recherches sur l’intégration entre littérature française et littératures francophones, ainsi qu’au décloisonnement entre le XXe et le XXIe siècles, Corinne Grenouillet et Anthony Mangeon organiseront, dès le printemps 2017, un colloque international sur « La relation franco-africaine, une nouvelle histoire politique et littéraire (1975-2015) ». Spécialiste reconnue d’Aragon et directrice, par ailleurs, de la collection Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet, Corinne Grenouillet favorisera l’examen de la réception d’Aragon à l’étranger (Aragon à l’international, volume à paraître au début 2018) et elle travaillera ensuite à mieux faire reconnaître le rôle d’Aragon comme passeur de cultures (colloque international à l’horizon 2019). En lien avec le projet de Tatiana Victoroff sur les rapports entre écrivains russes et écrivains français (voir infra point x.x), elle s’intéressera plus particulièrement aux littératures soviétiques, mais aussi aux littératures francophones qu’Aragon a promues par le biais de sa collection chez Gallimard entre 1956 et 1980, ou de ses tribunes dans son journal Les Lettres françaises, qui accorda une large place aux écrivains algériens Mohammed Dib, Mouloud Feraoun, Kateb Yacine et Abdelkhébir Khatibi, ainsi qu’au Tunisien Albert Memmi. Il s’agira de mettre en évidence la constitution d’un réseau littéraire et la manière dont Aragon, aux côtés d’autres écrivains français, a contribué à l’émergence et à la reconnaissance d’une littérature francophone.
Dans la perspective de porter une plus grande attention à la littérature extrême contemporaine, et dans le prolongement des travaux récemment publiés par des membres de l’équipe sur les représentations du travail (Corinne Grenouillet, Usines en textes, écritures au travail, 2015) ou celles de l’écrivain plagiaire (Anthony Mangeon, Crimes d’auteur, 2016), des recherches seront poursuivies sur la littérature fictionnelle consacrée à ces questions. Il s’agira notamment d’examiner comment la fiction parvient à interroger et à comprendre les mutations de la société contemporaine et, au sein de celle-ci, celles du métier de l’écrivain face aux logiques économiques du marché de l’édition. Après les travaux collectifs dirigés par Anthony Mangeon sur l’impensé colonial dans la langue,, et sur l’indiscipline à l’œuvre dans la littérature (L’Empire de la littérature, penser la littérature francophone avec Laurent Dubreuil, 2016), et dans le sillage du volume LAMEN dirigé par Corinne Grenouillet et Catherine Vuillermot-Febvet (La Langue du Management à l’Ère Néo-libérale, 2015), nous porterons une attention particulière aux résiliences coloniales, ainsi qu’aux représentations mentales et idéologiques véhiculées par le langage – qui est en passe de devenir commun – du management, et enfin à la manière dont la littérature entreprend d’en dresser la critique. Que nous dit en effet la littérature extrême contemporaine sur la prégnance de l’histoire coloniale – ce passé qui ne passe pas – et sur le monde de plus en plus précaire dans lequel nous vivons ? Les représentations de l’histoire coloniale et celles du monde du travail seront deux angles d’attaque privilégiés pour examiner les réponses apportées dans les littératures française, francophones et de jeunesse. Leur étude entrera également en résonance avec le projet pour lequel Bertrand Marquer a obtenu une délégation à l’Institut Universitaire de France (2015-2020), et qui porte sur la « littérature de l’estomac » au XIXe siècle, soit un corpus ample, composé d’œuvres de fiction (prose, poésie, théâtre), d’écrits scientifiques et gastronomiques, et de textes faisant de l’estomac le sujet, réel ou métaphorique, d’un système de représentations excédant le domaine de la physiologie médicale. Il y eut en effet, durant toute l’ère coloniale, une collusion fantasmatique entre traditions alimentaires et déterminismes sexuels ou raciaux ; et aujourd’hui la figure du manager apparait comme une autre variante du mangeur (Ubu roi de Nicole Caligaris), tandis que l’anthropophagie des sauvages de Houellebecq (La Possibilité d’une île) constitue l’aboutissement dystopique d’une société – la nôtre – vouée à l’individualisme et à la concurrence exacerbée entre les individus (au travail, comme dans les autres secteurs de la vie). Certaines des fictions contemporaines du travail s’apparentent ainsi à des « fictions du futur » (Pôle de résidence momentanée de Mathieu Larnaudie, 2007 – ou la série télévisuelle Tripalium, 2016), le futur étant une des meilleures façons de parler du présent. L’étude de ces productions littéraires (voire cinématographiques) s’inséreront dans le projet « Fictions du futur » (séminaire du CERIEL, 2016-2018).
Le projet IUF de Bertrand Marquer fut conçu pour nourrir également des entreprises collectives. Elles seront préparées par deux journées d’études (17-18 novembre 2016) et un colloque autour de l’axiome de Brillat-Savarin « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es » (automne 2017). Elles s’organiseront ensuite, pour la période 2018-2020, autour de trois axes principaux : (1) les « allégories du ventre », axe qui prolongera les réflexions initiées lors des journées d’études sur les « Allégories de Messer Gaster » (17-18 novembre 2016) auxquelles participeront des chercheurs en littérature française et francophone, mais aussi en philosophie, en histoire et histoire de l’art ; (2) les « arts de la table » envisagés à travers l’analogie entre les mets et les mots, et comme un moyen d’interroger la pluralité des discours et des pratiques ayant la « table » pour objet d’étude ou champ d’investigation ; (3) le « réel comme aliment » (G. Bachelard) dans les récits de voyage, des grandes découvertes du XVIe siècle aux récits ethnographiques ; l’enjeu sera d’inscrire le roman de mœurs ou d’aventures du XIXe siècle dans une histoire du « document » anthropologique, mais aussi d’interroger une analogie structurant – entre autres – le roman réaliste, en envisageant la manducation dans sa dimension heuristique et poétique.
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