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"Histoires de chasse"

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Le CERIEL (Université de Strasbourg) et le CRP19 (Sorbonne nouvelle) s’associent pour organiser une série de manifestations scientifiques autour de la question de la chasse, de son histoire, de son droit et de ses représentations au XIXe siècle. Pour le volet introductif, c’est sur la chasse comme modèle d’interprétation et de lecture que nous souhaiterions porter l’attention.

Lorsque Carlo Ginzburg définit le célèbre « paradigme indiciaire », il part de l'histoire d'un chasseur examinant les traces laissées par l'animal qu'il poursuit dans la forêt. Le chasseur serait donc le modèle de ces enquêteurs que seront au tournant des XIXe et XXe siècles l'historien d'art Morelli, le détective Sherlock Holmes et l'inventeur de la psychanalyse Sigmund Freud. La pratique herméneutique serait donc chasse : tout herméneute, parce qu'il est en quête d'indices et sait les interpréter, serait chasseur, lancé au pourchas du sens. La littérature réaliste se plaît d’ailleurs à mettre en scène des interprètes qui ont toujours, dans leur qualité d'observateur ou dans leur flair, un don cynégétique, du moins du moment qu'ils consentent à rester proches de leur proie – le juge Denizet (La Bête humaine) qui raisonne et intellectualise trop son enquête est précisément en échec : le coupable lui échappe toujours. Se référant volontiers à des modèles scientifiques et positivistes, le réalisme réactive en effet, dans ces chasseurs herméneutes, une figure qui a trait à la sauvagerie et possède un rapport immédiat à la nature : leur acuité visuelle, leur attention à l'autre dans son odeur ou ses bruits sont-elles intellectualisées ou font-elles d'eux des savants complets – en ce qu'ils ont conservé leurs dons primitifs ? La civilisation antique faisait d'Artémis, déesse chargée de la païdeïa des éphèbes une initiatrice qui permettait justement de prendre la mesure de cette frontière, frontière certes fragile mais intangible dont la chasse permet d'éprouver la présence.

On pourra, avec Terence Cave, évoquer cette lecture cynégétique qui propose non une allégorèse des textes – qui suppose qu’il ait plusieurs sens superposés et que la lecture soit donc décryptage, mise au jour – mais un parcours inductif à travers l’œuvre. Comme il le montre dans Recognitions. A Study in Poetics (1988), le lecteur conduit toujours un travail de limier qui reconstitue une piste ou rétablit la logique d'un système. La reconnaissance littéraire – et il relève qu’anagnorisis (reconnaissance) et anagnostès (lecteur) sont en grec des mots prochesne fait peut-être que mimer l'acte élémentaire de l'homme qui, pour se nourrir, pour se protéger, pour ordonner la vie du groupe, tente de repérer un sens et un ordre dans la confusion du monde ambiant. La fiction, en ce qu’elle peut restituer cette confusion, invite particulièrement à cette lecture-traque, garante d’un ordre retrouvé et d’un monde maîtrisé. Au XIXe siècle, la métaphore cynégétique fournit également un modèle à l’activité herméneutique propre à la sémiologie médicale. Reprenant, dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), la comparaison de Bacon entre investigation scientifique et chasse, Claude Bernard fait ainsi des « observations » le « gibier » à traquer, et définit deux protocoles distincts de découverte, selon que la chasse obéisse au principe de la trouvaille, de la rencontre fortuite (un gibier qui « se présente quand on ne le cherche pas, ou bien quand on en cherche un d’une autre espèce », p. 266), ou de la « battue », de la rencontre provoquée par une expérience (un « gibier » que la méthode expérimentale aura pour fonction de « faire lever », p. 275). Toujours utilisée en contexte clinique, l’expression « histoire de chasse », qui désigne un cas exceptionnel (un « mouton à cinq pattes ») ou un cas particulier pris dans les rets du vécu, témoigne de la prégnance de ce modèle, mais aussi des dangers liés à la séduction de la traque.

Car la chasse ne s’adresse pas qu’à la raison. Sa logique est également sensuelle. La traque du sens suppose également un plaisir de la traque pour elle-même. Dans Chat en poche, Antoine Compagnon souligne ce que cette lecture syntagmatique a d’érotique en tant qu’elle est chasse justement, désir sans fin (p. 76-77). C’est retrouver des métaphores de la lecture à l’époque renaissante qui faisait du sens un gibier que le chasseur-lecteur devait poursuivre, non en vue de la prédation mais pour le plaisir de la poursuite. On est donc tenté de l’opposer à la lecture comme « braconnage » défini par Michel de Certeau, selon lequel le lecteur, non expert, non savant, non lettré, ‘exclu’ en un mot, s’approprie un gibier défendu en inventant des tactiques qui contournent les stratégies des écrivains et des institutions et pratique, dans les œuvres, un nomadisme de maraudeurs. Ce sont là deux lectures placées également sous le signe du plaisir, mais l’une a partie liée à la quête (ou à l’enquête ?), l’autre à l’interdit.

La chasse comme modèle herméneutique lie en outre le plaisir de construire (le sens) et celui de détruire. Elle se présente comme un exercice de maîtrise et d’emprise (sur la « proie » visée), mais expose le chasseur aux dangers de la séduction. Dans Dingo, Mirbeau fait ainsi du « tableau de chasse » un principe d’organisation allégorique de l’œuvre et du carnage qu’elle recèle, mais aussi une figure dénuée de sens, un potentiel piège herméneutique pour le lecteur chez un écrivain familier des mystifications.

Le colloque se tiendra les 7 et 8 octobre 2019 à l’Université de la Sorbonne nouvelle.