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Séminaire "Edere et audire"

CERIEL – Europe des Lettres (EA 1337) – CARRA (EA 3094)

 Johann Goeken, Bertrand Marquer, Enrica Zanin

      La coutume d’écouter une histoire au cours d’un repas remonte à l’Antiquité. L’Odyssée, conçue elle-même vraisemblablement pour un public de convives, consiste en grande partie dans le récit que fait Ulysse de ses aventures à destination des convives d’Alcinoos (pour lesquels, du reste, l’aède Démodocos raconte aussi les amours burlesques d’Arès et d’Aphrodite). La poésie lyrique grecque d’époque archaïque et, de manière plus générale, la littérature de banquet dans son ensemble (Platon, Xénophon, Plutarque, Pétrone, Athénée, etc.), fournit des indications sur les pratiques narratives qui sont attestées à table ou, le plus souvent, après le repas proprement dit et qui sont recommandées pour des raisons sociologiques (tisser ou resserrer des liens d’amitié), politiques (créer des réseaux), philosophiques (s’instruire, progresser vers la sagesse), voire hygiéniques (détendre les âmes pendant la digestion et avant le sommeil). Érasme se réfère à cette pratique quand, dans son Convivium fabulosum, un des personnages, chargé du rôle de conteur, déclare qu’il est plus facile et profitable d’écouter et manger simultanément (« edere et audire ») que de parler et de manger[1]. Dans son ouvrage sur la Renaissance, Michel Jeanneret a analysé la fortune de la formule, en mettant en perspective les fonctions de ce procédé narratif[2]. Ce dernier perdure au moins jusqu’au XIXe siècle, où le dispositif de la narration d’après repas constitue le point de départ de nombreux contes ou nouvelles.

     Le séminaire se propose d’étudier, dans une perspective diachronique et comparatiste, les procédés littéraires et les enjeux narratifs que suppose l’évocation de repas fictifs, en interrogeant le lien entre les deux types d’oralité mobilisés. Le rapport établi entre les « mets » et les « mots » peut en effet prendre la forme d’une convergence ou d’une divergence de la « langue qui goûte » et de la « bouche qui parle »[3], voire bouleverser la hiérarchie des sens, en sollicitant ce que Théophile Gautier nommait « l’ouïe du ventre »[4]

     Héritiers d’une tradition philosophique, les propos de table trahissent de même cette proximité entre travail d’absorption (des aliments) et travail d’assimilation (des discours), mais ils s’inscrivent aussi dans une relation d’échange dont les conventions évoluent en fonction des conceptions de la mondanité ou de la civilité. Le contenu des « conversations plaisantes » (« piacevoli motti »[5]) peut constituer dans ce cadre un objet d’analyse significatif des normes sociales en vigueur et des codes littéraires utilisés pour les dire.

     En interrogeant les modalités de la sociabilité mise en œuvre, ce séminaire aura donc également pour objectifs de réfléchir aux « genres » que le précepte d’Érasme permet de regrouper, et de comparer leur évolution. Banquets philosophiques ou républicains, toasts académiques ou poétiques, propos ou histoires de table (voire pour la table, comme les Intercenales de Leon Battista Alberti), traités, manuels, récits ou dialogues : quelles formes et quelles rhétoriques traversent l’histoire de cette écoute particulière, qui semble redonner au goût pour la parole entendue sa dimension la plus physiologique ?

 


[1] « Eh bien, vous êtes capables, je ne dirais pas d’avaler et de parler, chose difficile selon Plaute, mais de manger et d’écouter simultanément, chose très facile, je commencerai sous de bons auspices ma charge de conteur » (Érasme, Cinq banquets (Convivia), texte latin et trad. française par J. Chomarat, D. Ménager, Paris, Vrin, 1981, p. 116-117).

[2] Voir en particulier la sous-partie « Raconter en mangeant », Des mets et des mots. Banquets et propos de table à la Renaissance, Paris, José Corti, 1987, p. 107 sq.

[3] Michel Erman, « La langue qui goûte et la bouche qui parle », dans Le Goût dans tous ses états (M. Erman éd.), Peter Lang, 2009, p. 57-68.

[4] Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, op. cit., p. 325.

[5] Giovanni Boccaccio, « Introduzione », Decameron (Vittore Branca éd.), Torino, Einaudi Editore, 1980, p. 46.

 

Programme

16 novembre (18.00-19-30, salle 412, Le Portique):

Séance d’introduction  (J. Goeken, B. Marquer, E. Zanin)

 

23 novembre  (18.00-19-30, salle 409, Le Portique):

Christophe Bréchet (Paris Ouest-Nanterre) : « De la mémoire à la bouche : la citation dans les Propos de table de Plutarque » ;

Maria Vamvouri Ruffy (Lausanne) : « L'art du banquet chez Plutarque: dosage et à-propos »

 

7 décembre  (18.00-19-30, salle 409, Le Portique) :

Luciana Romeri (Caen) : « Penser la bouche pleine. Parler et écouter dans les Deipnosophistes d'Athénée »

 

26 janvier (14.00-15-30, salle 409, Le Portique) :

Carlo Alberto Girotto (Paris III) : « Nourriture en dialogue à la Renaissance : sur quelques pages des "Marmi" d'Anton Francesco Doni (1552-1553) » 

 

15 février (18.00-19-30, salle 412, Le Portique)

Sabrina Ferrara (Tours) : « manger les mots: le Convivio de Dante » ;

Francesca Pucci (Univ. de Bologne) : « manger et raconter dans le Décameron de Boccace »

 

19 avril  (18.00-19-30, salle 412, Le Portique)

Matthieu Arnold (Strasbourg) : autour des Propos de table de Luther

 

15 mai (18.00-19.30, salle 409 Le Portique)

Manon Mathias (Univ. de Glasgow): « Georges Sand et l'alimentation: Les Maîtres sonneurs »

Présentation de la conférence :

George Sand est connue pour son  idéalisme champêtre plutôt que pour son réalisme et l’intérêt qu’elle porte à la physiologie. Très peu de chercheurs ont commenté la présence de la nourriture dans ses romans. Cette communication démontrera, pourtant, que  l’alimentation joue un rôle important dans le développement des personnages sandiens, particulièrement en ce qui concerne leur santé physique et morale. Nous examinerons également l’importance de la parole dans le développement des régimes alimentaires.

Manon Mathias  est maître de conférences à l’université de Glasgow en Écosse. Elle est spécialiste de la littérature du dix-neuvième siècle, en particulier des relations entre le roman et les sciences naturelles. Depuis quelque temps elle s’intéresse à l’hygiène publique et privée en France à cette époque, et elle mène actuellement un projet de recherche sur les représentations de la santé digestive dans les romans et les traités d’hygiène du dix-neuvième siècle.