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Éthique et démocratie

   Après avoir travaillé durant de nombreuses années sur les rapports entre littérature et politique, le CERIEL a choisi de consacrer ses travaux (projet 2016-2023) à la mise en œuvre d’une histoire littéraire intégrée, et souhaite conserver pour ses activités futures ce cadre général, qui permet de faire dialoguer les approches pratiquées par ses différents membres. Le dénominateur commun des différentes activités de recherche menées par les membres du CERIEL est en effet la volonté d’appréhender différemment l’histoire littéraire et l’histoire des représentations/idées en dépassant, par exemple, les clivages entre littérature française et francophone, entre littérature savante et littérature populaire, entre le discours littéraire et les discours qui l’accompagnent (discours scientifique ou discours social), et plus généralement entre les différents « supports » de la littérature (en incluant par exemple les médias, ou en interrogeant la frontière entre témoignage et fiction).

L’histoire littéraire intégrée doit donc se comprendre comme un cadre méthodologique et une manière de concevoir la littérature, riches de l’apport des études culturelles pratiquées dans le monde anglophone, mais avec cette volonté spécifique d’ancrer l’analyse dans l’histoire, nationale et transnationale (voir le projet 2016-2023). En appliquant à une « littérature nationale » des orientations critiques issues de la littérature comparée, en la mettant notamment en dialogue avec d’autres expressions littéraires en français, qu’elles soient issues ou non de l’expansion impériale, le CERIEL souhaite poursuivre son travail de décloisonnement des habitudes disciplinaires ou séculaires, dans la lignée de French Global, édité par Christie McDonald ou Susan Suleiman en 2014. Le programme d’intégration énoncé par les contributeurs de ce volume propose en effet l’avantage de pouvoir être développé contre d’autres partitions historiquement construites, comme l’opposition entre « littérature générale » et « littératures qualifiées » (« populaires », « policières », « de jeunesse » ou « de science-fiction »), ou entre littérature et sciences. Sur ce dernier point, le CERIEL se situe aussi dans le sillage des travaux de l’historienne des sciences Isabelle Stengers et de la philosophe Judith Schlanger, en particulier Les concepts scientifiques. Invention et pouvoir, publié en 1988, ouvrage qui montre que la « dimension heuristique du langage » est au cœur de la démarche scientifique, et qu’elle nourrit une « pensée inventive » mobilisant potentiellement les mêmes facultés que la création littéraire. L’histoire des échanges et des interactions entre discours littéraire et discours scientifique, envisagée sous l’angle d’une inventivité partagée ne se limitant pas à la seule question des transferts de savoirs, continuera de nourrir la réflexion générale d’une histoire littéraire intégrée. Centrée sur une autre manière de concevoir l’histoire littéraire, et sur la remise en cause des délimitations qui habituellement la configurent, le projet du CERIEL s’inscrit donc résolument dans les deux axes généraux de l’UR 1337 (« littérature et histoire » ; « frontières et transfert »), qui sont reconduits pour le prochain contrat, mais également dans le nouvel axe, « littérature et écologie », mis en œuvre à compter de 2023.

Ce cadre général accueillera, pour le prochain projet, des objets nouveaux, en lien avec les thématiques de l’ITI Lethica (Littératures, éthique & arts) lancé en 2021, auquel plusieurs membres du CERIEL participent déjà activement. Le CERIEL, qui accueille en 2023 une chaire Gutenberg consacrée aux liens entre propagande et écologie (chaire ECOPROP attribuée au prof. Dominic Thomas, UCLA, et qui permettra également le recrutement d’un contrat de recherches postdoctorales, en 2023-2024), travaillera en outre en étroite collaboration avec la chaire de professeur junior ECOLIT (« Littérature et écologie ») rattachée au CELAR. Il poursuivra enfin sa collaboration avec L’Europe des Lettres, dont l’approche est à bien des égards complémentaire de celle d’une histoire littéraire intégrée : elle envisage en effet selon une méthodologie propre à la littérature comparée, d’autres aires linguistiques, et d’autres types de décloisonnement.

    Afin de concrétiser et poursuivre ces collaborations, le CERIEL a choisi de se concentrer, lors de son prochain projet quinquennal, sur la question de l’ethos démocratique, compris comme une manière d’être/de vivre en démocratie, question qui a pour corollaire celle des valeurs éthiques attachées aux principes démocratiques. Le CERIEL pourra ainsi participer à la réflexion portée par Lethica, en renouant avec l’approche plus politique qui a fondé son expertise, et contribué à sa notoriété (autour des « fictions du politique », séminaires 2004-2010, ou des « mémoires de l’événement », séminaires 2014-2015 et 2015-2016). Cette veine politique a de fait toujours été présente dans les travaux collectifs du CERIEL (séminaire « Fictions du futur », 2017-2019 ; séminaire « Être contemporain(s) », 2019-2020) qui, en raison de son empan chronologique (XIXe-XXIe siècles), a naturellement été amené à traiter en priorité de l’ère démocratique.

  • Dans la continuité du contrat de recherches postdoctorales « DémoCritt.19 » (« Révolution démocratique et crise du sujet dans la littérature romantique »), financé par l’IdEx « Attractivité-Recherche » 2021, le CERIEL continuera d’interroger la « révolution morale » engendrée par les révolutions politiques du XIXe siècle, soit la Révolution française et ses répétitions de 1830 et 1848, mais également la Révolution haïtienne qui débute en 1791, avec l’objectif de proposer une vision décentrée de l’histoire de la littérature de langue française, attentive aux circulations d’idées et de représentations entre la France et ses colonies ou anciennes colonies (en particulier Saint-Domingue et la Louisiane). L’enjeu sera de montrer que la crise des valeurs entraînée par ces révolutions est, presque paradoxalement, étroitement liée à l’ethos démocratique lui-même, soit la mise en pratique de principes d’égalité et de liberté postulés plus que réalisés : maintien de l’esclavage (jusqu’en 1848) et d’une logique de la distinction, raciale ou sociale ; emprise exponentielle de « l’envie », cette « passion démocratique » (Fabrice Wilhem, 2013), qui favorise une intériorisation de l’inégalité et une nouvelle forme d’aliénation ; « règne de l’Opinion » (Stendhal) ou de la rumeur, cette voix commune servant in fine des intérêts particuliers… Une attention particulière sera accordée à la manière dont les « manquements » (Bernard Mouralis, République et colonies, 1999) et les « contresens » (Robert Delavignette, Mémoires d’une Afrique française, 2017) du discours abolitionniste républicain ont participé à la construction d’une « démocratie de façade » (Nelly Schmidt) dans les colonies françaises. Considérer ces symptômes d’une crise des valeurs comme des traits définitoires de l’ethos démocratique permettra de rendre au XIXe siècle toute son actualité, en favorisant la mise en en regard des crises passées et actuelles (en particulier par le biais du règne de l’opinion et de l’emprise croissante de la « vérité alternative », ou encore des nouvelles aliénations favorisées par l’ethos démocratique).
  • En lien avec le projet retenu pour le premier contrat de recherches postdoctorales offert par l’ITI Lethica (Kenza Jernite, « Grand âge et fins de vie sur les scènes contemporaines européennes : un nouveau Morituri te salutant ? », UR 1337 et UR 3402), le CERIEL axera une partie de ses recherches sur les représentations littéraires et théâtrales du grand âge à l’époque contemporaine, afin d’analyser leurs enjeux éthiques et démocratiques. Dans la littérature et le théâtre contemporains, la logique utilitariste et gestionnaire de la vieillesse est en effet souvent associée à une crise des valeurs démocratiques, liée à la mise en place d’une biopolitique (M. Foucault, 2004). Les institutions du grand âge (Ehpad, maisons de retraites, centres d’hébergement d’urgence…) apparaissent à bien des égards comme les derniers vestiges de la société disciplinaire décrite par Michel Foucault dans Surveiller et punir : souvent construites en marge des grands centres urbains, loin des regards et des préoccupations, de manière à isoler les personnes âgées dépendantes dans des lieux de vie dédiés, elles apparaissent également comme des lieux où règne une grande opacité, et où les règles démocratiques s’appliquent selon le bon vouloir de ceux qui les dirigent (Mathilde Rossigneux-Méheust, 2022). Ces institutions apparaissent ainsi comme un exemple paradigmatique des mécanismes d’exclusion qui fonctionnent au sein d’une démocratie, tels qu’ils sont décrits par Giorgio Agamben (Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, 1995). Lorsque la vie n’apparaît plus digne d’être protégée – parce qu’improductive, voire coûteuse – l’État démocratique se réserve encore le droit de se comporter en souverain absolu, qui enferme et exclut. Le théâtre, parce qu’il permet de montrer aux citoyens réunis au cœur de la cité ce qui d’ordinaire reste caché, apparaît alors comme un médium particulièrement propice à la mise en représentation de ces problématiques. Les récits ou fictions contemporaines s’attachent quant à elles à décrire les métiers liés au vieillissement, pour ausculter les problèmes éthiques auxquels ils sont confrontés, et proposer une alternative à la réification des personnes âgées, notamment en contribuant à leur visibilisation, pour faire du roman la forme « démocratique » (Nelly Wolf) capable de promouvoir un autre regard sur le grand âge. Organisée par Corinne Grenouillet et Kenza Jernite, l'École d’automne de Lethica 2023 (Représenter les vieillesses (cinéma, littérature, théâtre, histoire de l'art...) sera consacrée à ces questions, et constituera une première concrétisation de cette recherche collective. La question des vieillesses contemporaines et de leurs représentations intéresse en effet des chercheurs et chercheuses venues des différentes disciplines représentées dans LETHICA, et s’inscrit parfaitement dans les différentes thématiques de l’ITI : le triage (voir les travaux de l’historienne Mathilde Rossigneux-Méheust) ; les révolutions morales (liées ici au débat sur la fin de vie) ; transparence et secret (l’invisibilisation des « vieux ») ; faire cas, prendre soin (l’accompagnement des personnes dépendantes).
  • Dans la lignée de l’ouvrage codirigé par Danièle Henky, le CERIEL abordera également la figure du lanceur d’alertes, théorisée dans les années 1990 seulement, mais dont l’existence et la fonction (provoquer une prise de conscience collective) sont étroitement liées aux sociétés démocratiques. On pense, au XIXe siècle, à Zola et à son « J’accuse » qui favorisa la réouverture du procès Dreyfus, au genevois Henry Dunant qui contribua, par son récit Un souvenir de Solférino, à la fondation du Comité international de la Croix-Rouge, ou encore, au XXe siècle, à Jan Karski, témoin direct des atrocités commises à l’intérieur du ghetto de Varsovie, qui chercha à informer sur la réalité du génocide des Juifs. Le développement de ces pratiques au XXIe siècle peut apparaître comme un des signes des mutations qui affectent les sociétés démocratiques : la crise de la représentation et le déclin des mobilisations collectives laisseraient le champ libre à cette forme d’individualisme moral qui, contrairement à l’individualisme égoïste, contribuerait à consolider la démocratie.
  • Le CERIEL poursuivra en outre ses travaux visant à dépasser le clivage entre littérature française et littérature francophone, en s’appuyant sur une analyse de questionnements communs touchant à l’éthique démocratique. Un partenariat avec l’Université de Mayence (prof. Véronique Porra) est d’ores et déjà prévu, en vue de fédérer des recherches autour des enjeux éthiques et esthétiques de l’appropriation culturelle (question de l’authenticité comme critère d’évaluation des œuvres, questions de réception, lien entre appropriation symbolique et marchandisation, critique de la « dérive capitaliste »). De nouveaux projets seront également déposés dans le cadre des prochains appels de Lethica, notamment autour de l’œuvre littéraire d’Antoine Bello, précédemment invité à l’École d’Automne sur l’intelligence artificielle pour son roman Ada (projet proposé par Ninon CHavoz). Les romans d’Antoine Bello permettent en effet d’explorer plusieurs des thématiques de l’ITI : « faire cas » (Scherbius (et moi), 2018 ; Mateo, 2013 ; L’homme qui s’envola, 2017) et surtout « transparence et secret » (Les Falsificateurs, 2007 ; Les Éclaireurs, 2009 ; Les Producteurs, 2015 ; Roman américain, 2014). Ces romans posent en outre la question des vertus et des risques de la falsification (et par extension de la fiction) en régime démocratique, et permettent de faire dialoguer le projet propre au CERIEL et les thématiques de Lethica. La question des fictions du futur africain (travail mené par Anthony Mangeon, qui a déjà donné lieu à la publication du premier tome d’une trilogie en cours, centré sur le renversement des mondes) portera en outre désormais plus spécifiquement sur la dialectique entre utopie et dystopie ou plus précisément, entre Afrotopia et Afrodystopie (voir Felwine Sarr, 2016 et Joseph Tonda, 2021). Il s’agira, dans un premier temps, d’expliciter le rapport entre utopisme et colonialisme, en insistant sur la manière dont ce dernier s’est construit, et surtout narré, comme un élan vers le futur. L’utopisme colonial appelle cependant aujourd’hui une relecture écocritique et écopoétique de son grand récit afin de montrer comment ses ressorts et ses motifs utopiques contenaient également, en filigrane, la pleine conscience de leurs effets délétères, avec notamment le bouleversement complet des écosystèmes, la transformation de sociétés entières et l’altération radicale des rapports entre humains et animaux. Manifeste dès l’ère coloniale, cette « inquiétude écologique » trouve un saisissant prolongement, à l’époque postcoloniale, dans les fictions contemporaines du futur qui mettent en scène la mutation d’un eldorado africain en enfer sur terre. L’étude de ces fictions apocalyptiques se déroulant en particulier en Afrique du Sud, en Égypte et au Nigeria, participera pleinement au nouvel axe « éthique et démocratie » du CERIEL, tandis que sa démarche écopoétique viendra nourrir le nouvel axe transversal « littérature et écologie » de l’unité. Le dernier temps de cette réflexion consacrée aux fictions du futur africain s’inscrira de même dans la réflexion opérée par le CERIEL : consacré à la geste de Black Panther, mise en scène dans des comics, des romans graphiques et des œuvres cinématographiques, le dernier volume de la trilogie consacrée à L’Afrique au futur montrera comment les aventures de cette figure politique, inventée par les créateurs des éditions Marvel (Stan Lee et Jack Kirby) au milieu des années soixante, ont servi tout à la fois de matrice et de synthèse des imaginaires contemporains du futur africain, en mettant en scène les tensions politiques structurelles d’un royaume africain surpuissant et surdéveloppé, confronté aux exigences démocratiques de son peuple, et aux conséquences de ses choix isolationnistes (qui abandonnent le reste du continent aux prédations coloniales).
  • Dans le cadre du projet porté par la chaire Gutenberg (ECOPROP : Écologie et Propagande), et du DU Lethica, le CERIEL prévoit en outre d’inviter pour des conférences certains des auteurs et scénaristes de la Red Team Defense (équipe de créateurs recrutés par le Ministère de la Défense pour imaginer les scénarios du futur depuis 2019). L’un des derniers scénarios mis à la disposition du public sur le site porte sur la « création de zones vertes mortifères » (« Une guerre écosytémique »). Ces invitations alimenteront la réflexion sur l’éthique démocratique, en permettant d’interroger un recours politique à la fiction. Elles renforceront en outre la collaboration prévue avec la chaire « Littérature et écologie » (CELAR) autour des « écofictions », particulièrement bien représentées notamment dans le domaine de la littérature de jeunesse comme celui de la science-fiction (SF), étudié plus particulièrement par Philippe Clermont. Récits dystopiques, postcataclysmiques, imaginaires d’écosystèmes extraterrestres, ou encore fictions des relations entre l’humain et les animaux constituent une part significative des publications contemporaines adressées à un public enfantin, adolescent ou de jeunes adultes. L’enjeu de l’étude de ces corpus conduit à reconsidérer les liens, voire les tensions, entre « enchantement et engagement » : ainsi « si les œuvres de SF et de fantasy peuvent être envisagées comme des expériences de pensées, c’est en elles-mêmes et non en fonction des contenus qu’elles proposent – parfois pauvres et toujours saisis dans un horizon culturel donné » (A. Besson, Les pouvoirs de l’enchantement, 2021). Ces corpus d’« écofictions », exprimant bien souvent des craintes suscitées par le présent de l’écriture, mettant en scène et en formes littéraires des dénonciations politiques et des résistances individuelles et collectives, permettront de considérer de quelle manière « les politiques littéraires d’aujourd’hui défendent néanmoins toutes le pouvoir concret de l’écriture et de la lecture individuelle comme exercices effectifs d’une vie démocratique relationnelle fondée sur l’attention à la pluralité des formes de vie et à la justesse de leur énonciation » (A. Gefen, « Littérature et démocratie », revue Esprit juillet-août 2021). De plus, à partir de ces études, des travaux en didactique de la littérature pourront viser à analyser la façon dont ces corpus d’« écofictions » sont utilisés dans un cadre scolaire où une approche éthique de la littérature peut vouloir redonner sens à la lecture. Cette réflexion sur la SF et la littérature de jeunesse croisera en outre celle sur les fictions du futur africain. Deux voies sont en effet aujourd’hui privilégiées par les auteurs africains ou afrodescendants européens et américains pour atteindre une audience internationale, voire globale : la science-fiction et le roman pour jeunes adultes, à la croisée souvent de l’anticipation et de la fantasy (Tomi Adeyemi, Reni Amayo, Alex Evans, Femi Fadugba, Namina Forna, Laura Nsafou, Nnedi Okorafor, Temi Oh, Tochi Onyebuchi, Sofia Samatar). Leurs textes comptent désormais parmi les plus souvent et rapidement traduits, en particulier de l’anglais vers le français – ce seul phénomène confirmant l’intérêt du grand public pour les fictions du futur africain, qui restent toutefois inexplorées dans leur volet littérature de jeunesse et fiction pour jeunes adultes.